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Vie de La Brochure
13 novembre 2013

Gérard Belloin et Renaud Jean

Renaud Jean ou l’histoire oubliée, par Gérard Belloin, revue Gavroche octobre 1994

 Qui aujourd'hui connaît Renaud Jean ? Assurément peu de gens. Il fut pourtant en son temps - un temps encore assez proche – l’un des hommes les plus populaires de notre pays. Entendons-nous bien sur le sens que je donne ici au mot « populaire ». Il est en effet des popularités superficielles et éphémères dont l’oubli est le sort naturel. Tel ne fut pas le cas de Renaud Jean qui fut populaire d'un triple point de vue :

- il était connu du « peuple » et une partie de celui-ci se reconnaissait en lui.

- la trajectoire de sa vie peut se lire comme la parabole d'un moment de notre existence nationale. Il ne "venait" pas du peuple car il en fut tout au long de son existence.

- Enfin on peut dire qu'il fut populaire pour la raison qu'en voulant "coller" au peuple, il ne sut pas toujours discerner la part d'auto-aveuglement et d'errements dont se nourrissent les comportements populaires.

Qui était donc ce Renaud Jean aujourd'hui oublié ? Il vit le jour en 1887 dans une famille de petits paysans (comme c'était alors le cas de la majorité des Français). Ses ascendants vivaient depuis toujours dans le Lot-et-Garonne, un département où les radicaux qui constituaient l’aile marchante de la IIIe République naissante étaient très influents. Renaud Jean "est pour la République", mais dans sa famille on joint difficilement les deux bouts, il la veut donc plus juste, sociale. De Toulouse proche lui parvient la voix de Jaurès et les échos de son combat pour le socialisme ; un combat inséparable de celui contre la guerre dont la menace est régulièrement évoquée. Renaud Jean qui a vingt ans en 1907 devient socialiste.

Mais vingt ans c'est l’âge des impatiences. Le socialisme jauressien ne tarde pas à lui apparaître trop timoré trop "parlementariste". Un artisan maçon qu’il rencontre sur les foires et qui devient son ami lui propose un remède plus radical : la Révolution: Non la révolution comme celle que prône aussi Jaurès, mais la révolution comme la conçoivent alors les anarchistes, car notre artisan maçon est un militant de la "Cause". Renaud Jean quitte le Parti socialiste "par la gauche". Son socialisme se leste d’anti-militarisme et de certitude dans l’instinct révolutionnaire des masses opprimées.

1914. On sait comment la guerre mit brutalement à l’épreuve toutes les composantes du mouvement ouvrier. Renaud Jean est arraché aux doux vallonnements de la campagne gasconne et plonge du jour au lendemain dans l’enfer du premier conflit de l’ère industrielle. Ce pacifiste militant voit, la rage au cœur, le nationalisme emporter comme fœtus de paille toutes les digues dressées contre la guerre. Blessé lors des premiers combats qui feront en quelques semaines plusieurs centaines de milliers de victimes, c'est comme mutilé qu’il rentre au pays.

Sa trajectoire est, on le voit, banale, « populaire ». Il vit une histoire que vivent tant d’autres à cette différence près : il écrit. Il tient ses Carnets de guerre dans lesquels il note jour après jour ce qu'il fait et ce qu'il pense. Il témoigne pour l'Histoire. A ce titre aussi il est « populaire », car ses écrits sont source de connaissances sur ce qu'il en fut des simples gens dans la Première guerre mondiale. Ajoutons que pour notre chance, Renaud Jean écrit mieux que bien et que l’ambition qu’il caressa de devenir écrivain n'apparaît en rien déplacée. Le lire maintenant c'est prendre la mesure de ce que l’école républicaine sut faire des enfants du peuple.

Renaud Jean convalescent à l’hôpital d'Agen au début de 1915 cherche à donner une traduction concrète à son pacifisme que son expérience du front a encore avivé. Il réadhère au Parti socialiste puisqu’une minorité hostile à la politique d'union sacrée se manifeste en son sein. Il fit tant et si bien qu'il devint le secrétaire de la Fédération socialiste du Lot-et-Garonne après lui avoir gagné une majorité d'adhérents opposés à la poursuite de la guerre. A leur tête il milite pour l’adhésion à la IIIe Internationale (l’Internationale fondée à Moscou par Lénine dans la foulée de la Révolution d'Octobre 1917). Mais Renaud Jean est un homme qui souvent ne fait pas comme tout le monde. Lorsqu'à la Noël 1920 s'ouvre le Congrès de Tours de la SFIO, au cours duquel la majorité des socialistes va se constituer en Parti Communiste, il a été élu député quinze jours plus tôt à l’occasion d'une élection partielle dans le Lot-et-Garonne. Il fut ainsi le premier député communiste.

Dès la fondation du PCF il en devint le leader paysan incontesté. Non seulement parce qu'il est paysan et député, mais parce que c'est une personnalité hors du commun. C'est un homme politique-nous le verrons, de dimension nationale et internationale. Et, comme il le fit sur le front, il ne va pas cesser d’écrire. Dès le début des années vingt, il commence la rédaction de ses "papiers", veillera jalousement sur eux tout au long de sa vie et les fera déposer après sa mort aux archives du Lot-et-Garonne.

Précieux apport à l’histoire d'un siècle mouvementé, ils éclairent notamment la dimension populaire du phénomène communiste en France, son caractère "national" (au sens ou on peut parler d'un produit de l’histoire et de la société françaises). On comprend mieux à les lire, comment une gauche paysanne, pacifiste, socialisante se trouva, sous les effets du traumatisme de 14/18, portée aux extrêmes ; fut, on pourrait dire, "radicalisée" (si ce mot n'était pas chargé d'ambiguïtés). La démesure de ses illusions était à la mesure, ou plutôt à la démesure du cataclysme. Retrouver par quels cheminements elle vit dans la naissance de l’URSS une aube nouvelle, c'est retrouver une partie de l’histoire de la République : l’étendue aussi bien des espoirs qu'elle avait semés dans le peuple que des déceptions qu'elle n'avait pas su, ou pu, éviter.

Comme ceux de sa génération, Renaud Jean devint communiste d'abord par haine de la guerre. Il fut l'un de ces révoltés des tranchées nombreux parmi les paysans qui avaient payé la plus lourde part du tribut du sang et aux yeux de qui Lénine et les bolcheviks venaient d'apporter la preuve par neuf de la supériorité de leurs conceptions. Mais, dans son cas, cette démarche était inséparable de cette autre : sa culture libertaire l’avait amené à considérer le "pouvoir des soviets" comme la première concrétisation de l’aspiration anarchiste à l’auto-organisation sociale.

Nous savons maintenant qu'il se trompait et nous mesurons un peu plus chaque jour l’ampleur de son fourvoiement. C'est peu dire que ce qui se passait à Moscou n'était pas ce qu'il imaginait.

Alors gogo ou complice ?

Le « cas » Renaud Jean est là pour nous rappeler que l’on ne peut se satisfaire de cette alternative. Sa vie et l’abondante trace écrite qu'il en a laissée confirmeraient s'il en était besoin, la nécessité de prendre en compte toute la complexité, toute l’épaisseur de l’Histoire. Car ce n'est pas seulement la personnalité d'un individu qu'il faut questionner, mais la masse de ceux dont il s’est voulu, jusqu'a l’obsession, le « tribun », ces paysans pour qui la rencontre avec le communisme, à ce moment là était tout aussi inévitable que le sera l’échec de celle-ci.

Dès les premiers pas du jeune PCF, Renaud Jean se trouve confronté à une contradiction qui va constituer la trame - et le drame - de son existence : la contradiction entre son internationalisme et la main-mise progressive du Parti-Etat soviétique sur l’Internationale, première étape de ce qui deviendra le stalinisme. Il est de ceux qui, pour sauver l’internationalisme, se dressent contre cette main-mise dès qu'elle commence à se manifester. Certains jugeront très tôt la partie perdue et s'en iront vers d'autres horizons. Lui, il choisit de combattre à « l’intérieur ». On peut discuter de l’attitude des uns et des autres. Mais ce débat, légitime, n'enlève rien à l’intérêt que présente, pour notre réflexion, l’examen des raisons qui, en derrière analyse, fondent et expliquent la « résistance » d’un Renaud Jean. Celles-ci nous importent en effet car elles renvoient à une culture, à celle de ces paysans que veut incarner le député du Lot-et-Garonne.

C’est cette culture dont naturellement il est lui-même imbu, qui s'exprime lorsqu'il polémique dans les congrès de l’Internationale communiste avec Trotski ou Boukharine ; ou encore lorsqu'il rejette les « directives » de Moscou enjoignant aux PC de mettre sur le même plan le fascisme et la social-démocratie (sa condamnation de la politique ultra-sectaire dite « classe contre classe » fut sans appel). Ses textes nous apportent non seulement des éclairages inédits sur les « grands hommes » qu’il côtoie, mais surtout nous y voyons à l’œuvre la manière dont les positions politiques sont travaillées par certains traits de la culture républicaine dont la paysannerie de gauche est l’héritière. Dans un mouvement en train de se scléroser il développe une pensée originale, révélatrice à plus d'un titre du processus de fascination-répulsion dans lequel se trouve prise cette paysannerie à l’égard du communisme ; un processus non linéaire mais au contraire tourmenté, ses deux termes prenant plus ou moins de place selon les convulsions du siècle.

 

Renaud Jean fut inséparablement un politique, un théoricien et un syndicaliste paysan. Sa foi dans les capacités révolutionnaires (révolutionnaires « à la française ») de la petite paysannerie allait de pair avec la plus grande attention à sa situation réelle. L'histoire paysanne de l’entre-deux-guerres ne saurait faire l’économie de l’étude de son rôle et de ses travaux. Rédacteur du « Programme agraire du PCF », ses réflexions sur la question de la propriété nous font toucher du doigt les raisons pour lesquelles cette question a tenu une si grande place dans la culture politique - et la culture tout court - de la France. Ses analyses le préparaient à jouer un rôle majeur dans l’élaboration de la politique d’alliance des ouvriers et des paysans du PCF qui devait contribuer, en 1936, à la victoire du Front populaire. Il sut constamment nourrir cette politique d'une maîtrise parfaite des dossiers, laquelle lui valu d'occuper le poste si convoité de Président de la Commission de d’agriculture de la Chambre des députés de 1936 à 1939. Peut-être le redécouvrira-t-on à l’occasion des travaux ultérieurs sur « l’exception paysanne » qui distingue notre histoire, lorsqu'on la met en parallèle avec celle des autres grands pays industriels, exception paysanne qui me paraît receler une part de la singularité du communisme français.

Avec le temps l’image du Front populaire tend à se ramener à celle de la grève générale et des usines occupées, le tout baignant dans une atmosphère de grande fête ouvrière. La prédominance de cette image risque, en faisant l’impasse sur la part que prit la paysannerie à la victoire électorale de la gauche en 1936, de conduire à de malheureux contre-sens à propos de ce qu'il en était de la société française d’alors. Et s'il est une « figure » qu’il ne faut pas oublier dans la galerie des portraits de l’époque pour comprendre celle-ci, c'est bien celle de Renaud Jean.

 

Mais pendant que le Front populaire triomphait à Paris, Staline faisait régner la terreur à Moscou. Alors se repose-la question : gogo ou complice ? Nous allons voir combien les choses sont compliquées. Renaud Jean dès le début des années Vingt a prôné contre la politique suicidaire de l’Internationale, le rassemblement de tous ses républicains pour mettre en échec le fascisme montant. En février 1934, il n'hésita pas à bousculer un Thorez hostile à l’union communiste-socialiste. Puis, quelques semaines plus tard, suite à un tournant à 90°de la stratégie de Staline, ordre est donné au PCF de réaliser à tout prix cette union. Et elle se réalisa effectivement, à la grande satisfaction évidemment de Renaud Jean. Elle se réalisa contre un danger - la suite le prouvera surabondamment - qui n’était pas imaginaire. Comment Renaud Jean n’aurait-il pas tenu cette évolution, à laquelle il avait tant contribué, comme la chose la plus importante ? je veux dire celle après laquelle passe toute considération. Oui,mais à Moscou s'ouvrent les premiers grands procès staliniens. Renaud Jean le sait. Il le sait si bien qu'il dit ne pas croire à la culpabilité des accusés et ne voir dans ces procès qu'une sanglante vengeance de Staline. Ses propos sont aussitôt rapportés à Moscou et consignés dans un dossier récemment trouvé à la faveur de l’ouverture des archives du Komintem.

Il est incontestable qu'en ne dénonçant pas publiquement ces crimes - encore une fois qu'il connaissait et qu'il connaissait comme tels - il a contribué à étouffer le cri des victimes. On ne saurait donc, si tant est que nous en ayons le pouvoir, l’absoudre de son silence. Mais sans esquiver ce problème moral et, au contraire pour en éclairer routes les faces, l’attention à l’environnement historique dans lequel il s’est posé est un impératif. C’est en ce sens, je crois, qu'il faut comprendre la nécessité de dépasser l’alternative : gogo ou complice.

La manière dont va s'achever la « carrière » de Renaud Jean invite au rejet de toute approche simpliste et paresseuse. Lorsque survient le coup de tonnerre du Pacte germano-soviétique en août 1939, il ne sera pas dupe du renversement d’alliance qu'il constitue et refusera de se faire le complice de Staline. Par fidélité à son engagement anti-fasciste, il se désolidarise d'une direction du PCF à qui il ne pardonne pas de céder à Moscou sur la priorité du combat contre Hitler. Mais il refuse avec la même fermeté de s'abandonner aux facilités du renoncement et de trahir ses convictions. Ni le gouvernement qui l’envoie en prison, ni le PCF qui le marginalise ne lui pardonne son honnêteté.

Apres la guerre, Renaud Jean est « oublié ». C’est un oubli délibéré, organisé. Sur les photos que publie la presse communiste, il est remplacé par une porte.

Toute parcelle d’histoire oubliée est d’une certaine manière, un dommage causé aux vivants. Malheureusement notre époque de surmédiatisation est de nature oublieuse. L'histoire-spectacle est le pendant de la politique-spectacle. L'audimat ne se nourrit que de ce qui peut faire mouche dans l'instant et à l’échelle la plus vaste. Le « reste » a de plus en plus de mal à se faire entendre. La chute du communisme ayant été, au sens stricte, spectaculaire, le risque existe maintenant de ne retenir de son histoire que ce qui est le plus susceptible de frapper une imagination publique toujours plus avide de sensationnel. A cet égard, si l’ouverture des archives du Komintern constitue une étape capitale pour la connaissance historique – grâce à elle plusieurs points concernant Renaud Jean ont pu être éclaircis -, certaines tentations médiatiques n'ont pas toujours été évitées. Les archives de Moscou renferment un trésor inestimable mais qui ne doit pas pour autant nous conduire à négliger les pépites que l’on peut trouver... dans les archives du Lot-et-Garonne. C’est-à-dire toutes les traces d’une histoire qui s’est fait aussi ici, chez nous.

Gerard BELLOIN

Auteur-de Renaud Jean. le tribun des paysans, Editions de l’Atelier (ancienne Editions ouvrières) Collection « La part des hommes » dirigée par Claude Pennetier.

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