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Vie de La Brochure
13 novembre 2013

A Isabelle Mendès le 5 avril 1940

D'après une lettre à sa femme. JPD
Vendredi 5 avril 1940

 En ce château de Baillet devenu Centre de Surveillance, notre installation se poursuit ce qui signifie que je m’organise. Tu vas constater, ma Belle, combien mon moral s’améliore quand tu sauras que, tous les matins, je me consacrerai au jardinage. Pour ce faire, j’ai une paire de chaussons avec de magnifiques galoches et rien ne peut remplacer la galoche pour peser sur la bêche. Tu te rends compte, du jardinage ! D’y penser je me sens devenir plus heureux et je veux que toi aussi, ma Belle, tu éprouves la même sensation. Jardiner, c'est-à-dire remuer la terre, planter, semer, se rendre utile, se retrouver avec d'autres : rien ne vaut le travail pour créer une communauté capable de fixer son regard sur l’essentiel.

A cause de cet étrange goût du bonheur qui m'envahit aujourd'hui, je sens qu'ici, nous allons faire rimer centre de surveillance avec colonie de vacances. Quoi ! Je t'entends dire que, lors de nos retrouvailles, tu crains de retrouver un esprit scout ? Allons, allons... Si la discipline "scoute" des Eclaireurs et Eclaireuses de France appartient à la gauche, elle ne fonctionne que pour les enfants et les hommes des villes. Dans la Colonie de Surveillance, je reste un homme des champs (surtout avec ma bêche retrouvée) et si, comme les autres détenus, je vais devoir me conformer aux consignes collectives, ce sera pour la forme. La discipline "scoute" a beau prétendre développer l’esprit d'initiative quand la personnalité individuelle se réalise au service du collectif, je doute plus que jamais de ce "collectif" abstrait prétexte aux limitations de la liberté. Même en « profitant » à présent de ma première colonie de vacances, je veillerai à préserver mon esprit d’indépendance. Je continuerai de vivre seul pour lutter avec tous.

Le château, le jardinage... et que dire de plus sur Baillet ? Nos gardiens débonnaires savent que nos grands pouvoirs d’hier se sont volatilisés comme la nuit devant les lampadaires. Petit à petit, ils nous considèreront comme de vieux enfants et nous-mêmes, à dormir en chambrées, à manger dans un réfectoire, nous prendrons les manies des lycéens. C’est vrai, je ne connais pas plus les manies des lycéens que celles d’une colonie de vacances !

Pense au tableau quand nous bêchons : le chef de notre petite équipe de onze jardiniers n’est autre que l’imposant Julien Racamond ! Le dirigeant de la CGT bêche ! Quand il appuie sur son outil, 100 kg poussent. Avec lui, dans le potager, le professeur Henry Raynaud, Becker, Garcias, Boulangeat, Arnoux, Chesnay, Pelletier ou Philippot. Auguste Béchard, grâce à ses origines paysannes identiques aux miennes, joue le mieux le rôle du cultivateur. Une telle communauté va nous rendre farceurs. L’habillement lui-même prête à rire. Tu verras dimanche, tu le constateras à la vue de mon accoutrement que je peux te décrire : un bourgeron de treillis sans pantalon à ma taille ! Dimanche, porte-moi un vieux pantalon car il est dommage d’employer celui que j’ai ici pour les travaux du jardin. Il faut économiser même en prison... y a pas de raison. Si je te demande en plus de me porter mes lunettes qui permettent de voir loin, ça n’a rien à voir avec le bêchage. Le soir, je suivrais dans les splendides prés voisins, les cabrioles des lapins... et ne ris pas, s’il te plaît !

Après l’effort physique du matin, l’après-midi sera consacrée au travail intellectuel. En conséquence, ma Belle, pense à me choisir des livres de chimie et de physique avec des exercices corsés. Non, ils ne serviront pas à alimenter une "façade" lycéenne pour combattre une tendance "vacances". Je veux prendre ma revanche sur mes juges en rendant studieux mon séjour et comme il n'y a pas d’âge pour apprendre... que je sorte d’ici plus fort que je n’y suis entré ! Je dois bien ça à la vie !

Aujourd’hui, je me dispense de ma note optimiste car tu verras dimanche un parc aux arbres magnifiques. Baillet est le plus beau lieu de séjour que j’aurais pu rêver puisqu’il ne saurait être question de liberté complète. Les chanceux, c’est nous ! J’exagère ? Philippot, à côté de moi, te dirait la même chose car lui aussi, il a les yeux fixés sur les grands arbres où les jeunes feuilles éclatent de beauté sous le soleil, et il ressemble à un rêveur ébahi. Sortir de la prison de la Santé et retrouver ainsi la nature, quel délice ! Tiens, porte-moi ma canne pour m’assurer de meilleures promenades ! Attention, ma Belle, ne prends que ce que tu peux trimbaler. Je te commande beaucoup de choses (j’oubliais une main de toilette), car les objets reçus de toi, t’associeront à mon nouveau bonheur. Tu seras partie prenante de ma nouvelle vie pour t’aider à supporter notre séparation. Je t’embrasse bien fort.

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