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Vie de La Brochure
8 septembre 2015

Dario Fo dans Marianne

Voici la reprise d’un entretien publié dans Marianne du 28 août 2015

 

Marianne : L'art, en Italie, vous parait-il conserver sa fonction d'avant-garde ?

Dario Fo : Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours conçu - et pratiqué -le théâtre comme une provocation de la bourgeoisie, finalement libératoire pour une classe sociale qui a fait d'abord mine de s'en offusquer. Les bourgeois des grandes villes ont été mon premier public. Mais, au fil de nos représentations, nous nous sommes avisés que nous étions pareils à des bouffons de cour. Les personnes à qui nous dédiions notre théâtre - le peuple, les ouvriers - ne pouvaient pas assister à nos spectacles et n'avaient guère accès à la culture. En 1968, nous avons inventé la compagnie Nuova Scena qui était alors une nouveauté absolue en Europe.

 

Et là, vous avez proposé un autre théâtre, pour faire avancer les choses dans la société italienne ?

D.F. : Certainement, au regard de la réponse instantanée de la classe dirigeante : censure immédiate ! Chez nous, tout le monde recevait le même salaire, et les sujets que nous abordions correspondaient aux exigences fondamentales du public. Nous considérions le public comme des parents ou des guides. A la fin de chaque spectacle, nous tenions un grand débat populaire. Ce moment de prise de parole très libre faisait fonction de laboratoire où de nouvelles idées étaient testées, mises à l'épreuve. Nous jouions un peu partout dans les théâtres abandonnés, les Maisons du peuple et les usines. Nous tournions presque en permanence. Et le Parti communiste, qui nous avait épaulés dans les années 70 en nous ouvrant les Maisons du peuple, a très vite compris qu'il lui serait très difficile de nous contrôler !

 

Qu'est-ce qui s’est passé alors ?

D.F. : Eh bien, nous sommes devenus une troupe de création totalement indépendante.

J'ai l'impression que notre rapport viscéral, farouche à l'autonomie a fait école - sur ce point, comme sur bien d'autres, l'influence de ma femme, Franca, récemment décédée, a été décisive. Et la relation que nous entretenions a aussi inspiré la création d'une multitude d'autres spectacles en Italie et à l'étranger. Depuis, le degré d'indépendance des dramaturges - et plus largement des artistes italiens a régressé. Dramatiquement régressé.

 

Justement, vous êtes de ceux qui considèrent avec circonspection, voire avec pessimisme, la situation actuelle des intellectuels et des artistes en Italie. Depuis l’ère Berlusconi, ont-ils perdu leur capacité critique et leur aptitude à « transformer le monde » selon le mot de Marx ?

 

D.F. : Je le crois. L'Italie d'aujourd'hui est terrifiante. Elle ne fait aucune place à l'esprit critique. L'absolue vulgarité de Berlusconi a engendré une violente « polarisation » sociale. Ainsi, les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres, de plus en plus pauvres. Très sincèrement, je ne vois pas comment nous allons pouvoir échapper à cet abaissement général. Berlusconi a réalisé un prodige de cynisme en induisant les classes populaires - et certains intellectuels hypnotisés - à s'accommoder ou à collaborer avec les partis politiques d'inspiration droitière, ainsi qu'à prendre leur parti d'un niveau de corruption insensé.

 

Dans un livre assez récent vous avez qualifié le Cavaliere d’«anomalo bicefalo», animal bicéphale. Quelles sont, d'après vous, les séquelles de son héritage  dans la société italienne ?

D.F. : Il serait vraiment absurde d'imaginer Berlusconi comme une personne normale ! Il est pareil à ce monstre bicéphale, mi-Ubu, mi-Poutine, que nous avions, Franca et moi, mis en scène dans un spectacle produit en 2000. Berlusconi est le champion toutes catégories du copovilgimonte, du «roulage dans la farine» du peuple italien. Depuis qu'il a été président du Conseil, le sort fait à tous ceux qui réfléchissent en Italie n'est pas enviable ! Le Cavaliere a appauvri, décervelé l'Italie et, sous le prétexte de ne pas mettre de l'huile sur le feu, il a entièrement soumis et asservi tous ceux qu'il pouvait.

 

Franchement, depuis l'arrivée au pouvoir de Matteo Renzi, cela ne s'est-il pas un peu amélioré ?

D.F. : En aucun cas. Renzi, à mes yeux, est aussi un produit de cette école berlusconienne.

 

Ah bon, vous en êtes certain ?

D.F. : Certain. Il s'est engouffré habilement dans les brèches ouvertes par la destructivité berlusconienne et a appliqué immédiatement la stratégie du « contre » : - contre les syndicats, - contre l'école, contre la culture, qui sont autant de bastions traditionnels de la gauche. Ensuite, il a imposé à l'ensemble de la population italienne des sacrifices notables. Ne croyez pas que ce soit d'ailleurs fini. Recourons à une figure de la commedia dell'arte : Renzi, c'est l'homme qui parle, qui gesticule beaucoup en agitant fort les genoux, pour faire croire qu'il avance. Et pourtant, il ne bouge pas d'un pouce. Il mise sur la pure illusion d'optique. On attendrait de la presse qu'elle dénonce son hypocrisie, son immobilisme.

 

Admettons, Etait-ce toutefois une raison suffisante pour rallier un autre illusionniste, bien plus dangereux assurément, le démagogue Beppe Grillo ?

D.F. : Ecoutez... Grillo a sans doute des défauts, et l'on peut dire plein de choses contre son style direct, mais son parti est propre, il est le seul à n’avoir pas été frappé par des mises en examen contrairement à Berlusconi et à sa formation politique, le parti de Beppe Grillo n'est pas dû tout populiste.

 

Pas du tout populiste ?!

D.F. : Non. Les populistes promettent beaucoup et ne tiennent jamais. Pas Grillo. Lui, ainsi que les parlementaires du Mouvement 5 étoiles, a décidé de réduire de moitié ses émoluments.

 

Quelles réflexions vous inspire l’arrivée massive de réfugiés et d'immigrants sur les côtes italiennes ? Que devrait faire l'Europe ?

D.F. : Tous les Européens devraient s'intéresser à ces enjeux. En l'absence d'une détermination américaine à prendre en main cette question, nous risquons d'aller au-devant de graves déconvenues. Et, en raison de sa situation géographique, l'Italie se retrouve en première ligne. n

PROPOS RECUEILLIS À MILAN PAR ALEXIS LACROIX ET PIA ADER

Dario Fo vient de publier, chez Grasset, la Fille du pape.

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