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Vie de La Brochure
10 novembre 2015

René Girard en 1989

girard

Dans cet article d’octobre 1989, paru dans Le Nouvel Observateur, René Girard réussit en peu de mots à dire tant de choses ! Avec lui je n’ai jamais cru que la démocratie moderne nous venait des grecs et de l’antiquité en général comme le crurent tant et plus les révolutionnaires de 1789. Dire qu'elle vient du christianisme qui en même temps a pu causer le pire et le meilleur est une dialectique qui me passa longtemps au-dessus de la tête. Grâce à Claude Sicre, j’ai été incité, bien après 1989, à lire René Girard, et sa conception du religieux en lien avec une dimension du politique, m’a paru éclairante. A l’heure de la mort du philosophe, je reprends ici ce texte ancien. J-P D.

  

PAR RENÉ; GIRARD

Si nous devons la démocratie au christianisme, nous lui tout ce qui la menace

Qu'est-ce que le religieux ? Certains voient en lui, avec Voltaire, le parasite d'institutions humaines qui, par conséquent, existeraient sans lui. D'autres le situent avec Durkheim au fondement même du social. Je me range au côté de ces derniers.

Le religieux, pour moi, c'est d'abord la façon dont se résout, à l'insu des auteurs de cette résolution, le problème que nos sciences de l'homme ne parviennent même pas à poser, celui de la violence à l'intérieur des groupes humains.

Le religieux apparaît, reparaît, dans l'univers « primitif » au moment où le désordre collectif débouche sur une polarisation unanime contre une victime quelconque, désormais perçue comme la source surhumaine et du désordre interrompu par sa mort et de l'interruption elle-même, d'où l'ordre rejaillit. Cette conjonction de désordre et d'ordre apparemment tout-puissants, c'est le sacré, modèle et anti-modèle pour des systèmes culturels toujours sacrificiels car toujours fondés sur des répétitions réglées, ritualisées, de la violence première, fondatrice assurément, mais parfaitement banale, nullement comparable à l’unique big bang de l'astrophysique contemporaine.

Notre religion dominante, le christianisme, issu du judaïsme, fait, lui aussi, d'une violence unanime contre une victime divinisée l'événement central de sa révélation. Mais, comme le judaïsme déjà, il entretient avec cette violence un rapport tout à fait nouveau ; au lieu de la justifier et d'édifier directement sur elle, il dénonce en elle la pratique ancestrale d'une humanité pervertie ; autrement dit il dénonce le religieux des gentils et des païens dans son ensemble.

C'est bien ce que voyait le dernier Nietzsche quand il définissait le christianisme comme l'unique religion de la victime innocente, religion calomniatrice, donc, de toutes les autres. La seule erreur est dans l'idée de calomnie. Le christianisme dit la stricte vérité, tellement bouleversante pour les hommes, tellement exigeante sous tous les rapports, tellement destructrice des protections sacrificielles, que cette religion extraordinaire n'a pu s'implanter parmi nous qu'en se faisant un peu plus ordinaire, grâce à des lectures toujours un peu sacrificielles de la Passion, toujours promptes à rejeter sur Dieu, une fois de plus, la responsabilité principale de la violence humaine.

Ce malentendu providentiel a permis au christianisme de créer une culture religieuse suffisamment semblable aux autres pour se maintenir, suffisamment différente pour ne pas étouffer sa vérité essentielle, à la différence de toutes les gnoses et toutes les philosophies qui s'imaginent bien à tort supérieures aux Eglises chrétiennes. A mesure que la vérité de la victime se révèle et qu'elle travaille secrètement le monde chrétien d'abord puis l'univers entier, la révolution démocratique et moderne étend son empire.

Si la démocratie moderne s'enracine directement quelque part, ce doit être dans la fermentation protestante anglaise au XVIIe siècle. Cette démocratie nouvelle me paraît sans lien essentiel avec la grecque et la romaine, toutes deux fondées sur l'équilibrage politique des intérêts rivaux au sein d'une aristocratie. Cette démocratie est celle des droits de l'homme et de la victime : elle applique à tous les individus, même aux non-citoyens, le principe de la victime innocente. Pour la première fois une société reconnaît à tout individu le droit d'être protégé contre elle-même, contre le potentiel persécuteur que sa propre puissance collective représente.

Que le message chrétien soit dans toutes les bouches aujourd'hui, il suffit pour s'en rendre compte de chercher le principe commun à toute revendication individuelle ou collective dans notre monde. Chacun s'y affirme le plus persécuté qui soit. Nous sommes tellement christianisés que l'efficacité de ce discours nous semble quelque chose de naturel, remontant aux origines de l'histoire. Alors qu'aucune autre société n'y a jamais recouru. Dans la nôtre, même Adolf Hitler le tenait ; il dut ses premiers triomphes à une interprétation persécutrice du traité de Versailles. Les vainqueurs lui devaient des dédommagements en sa qualité même de vaincu. Les terroristes contemporains terrorisent au nom des titres de persécution qu'ils se confèrent à eux-mêmes.

De l'abus certain du principe victimaire, de la prolifération du ressentiment au sens nietzschéen, on ne peut pas conclure que le christianisme n'est que cela, comme Nietzsche lui-même le faisait. Si nous condamnons dans le christianisme le « sentimentalisme », la «morale des esclaves», aussitôt le totalitarisme de droite nous menace. On ne peut pas renoncer à la vérité de la victime sans faciliter le retour de persécutions plus terribles que jamais car en connaissance de cause cette fois, persécutions des boucs émissaires traditionnels de la société chrétienne, notamment des juifs.

Abuser du principe victimaire par contre, c'est tout de suite favoriser les totalitarismes de gauche, ceux qui prétendent nous «libérer» de toute oppression, de toute persécution, en persécutant plus que jamais, en sacrifiant des populations entières à de trompeuses utopies. Comme le disait Bernanos, je pense, le monde moderne est plein de « vérités chrétiennes devenues folles ».

Si nous devons la démocratie au christianisme, nous lui devons aussi tout ce qui la menace, les désordres qui résultent de son principe fondateur, désordres qui s'étendent aujourd'hui aux religions non chrétiennes menées dans leur existence même par l'avance du moderne.

Le christianisme est à la fois le moteur et le frein aussi bien du pire que du meilleur dans notre univers, un moteur et un frein qui, l'un et l'autre, tendent à se dérégler de plus en plus à mesure que la vérité se fait plus éclatante. Nous ne condamnons jamais le christianisme qu'en retournant contre lui ses propres arguments, comme s'il était responsable de la façon dont se corrompt entre nos mains la vérité que nous lui devons, la plus dangereuse qui soit, certes, mais la plus grande jamais possédée par les hommes. Le fait inouï de cette possession nous interdit de désespérer de notre histoire.

Penser que le religieux est toujours ce que nous saisissons en nous de plus originel, de plus fondamental, même dans la lutte moderne contre un certain religieux, c'est comprendre que tous les jugements qu'on porte sur lui sont forcément téméraires. Si nous félicitions le christianisme de nous «apporter la démocratie», si au contraire nous lui reprochions « ses tendances réactionnaires », si nous déplorions hautement « son manque de pluralisme », si nous prophétisions une fois de plus sa fin imminente, alors que nous lui devons jusqu'au ver antichrétien qui nous ronge, nous ressemblerions au pharmacien ridicule de Flaubert, Homais, merveilleuse représentation du péril qui forcément nous guette, nous autres modernes, dès que nous nous croyons autorisés par nos faibles Lumières à juger le religieux d'égal à égal. R.G ( Philosophe, professeur à l'université Stanford de Californie)

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