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Vie de La Brochure
30 avril 2016

Moretti et le Caïman

Moretti 2006

Pour retrouver le Moretti de 2006 :

Télérama 17 mai 2006, Nanni et ses frères

 Le jour des élections, raconte Nanni Moretti, je me suis couché très tard. J'ai attendu les résultats définitifs, qui sont tombés un peu avant 3 heures du matin. Je n'ai pas compris mes amis qui disaient : "Oh, j'étais fatigué, je suis allé me coucher un peu après minuit..." » Début mai, dans les bureaux de la Sacher, sa société de production. le maestro est très enrhumé, mais il savoure encore la victoire du centre gauche aux législatives, le score du Caïman, qui va réunir un million et demi de spectateurs en Italie, et même la nouvelle qui fait la une des journaux, ce matin-là — Cesare Previti, ancien ministre et proche de Berlusconi, a été condamné à de la prison ferme pour corruption de magistrats...

Nanni Moretti n'a jamais considéré Le Caïman comme une « machine de guerre » antiberlusconienne. Mais aujourd'hui, c'est comme si cette tragi-comédie sur l'Italie d'aujourd'hui, bouleversée par le « berlusconisme », avait anticipé sur cette drôle de quinzaine pendant laquelle le Premier ministre a refusé d'accepter sa défaite.«Berlusconi a fait sentir à son électorat qu'on lui avait volé le résultat, ce qui ressemble un peu, c'est vrai, à la séquence finale du film, et ce qui est inacceptable dans une démocratie. » Plutôt que de commenter son propre film, qui, à ses yeux, parle de lui-même, Nanni Moretti a accepté de puiser dans ses souvenirs de jeune quinquagénaire (53 ans en août) pour réfléchir, en cinéaste et en spectateur, au rapport que le cinéma italien a toujours entretenu avec les événements politiques et sociaux de la péninsule.

Télérama : On fête ces jours-ci à Rome le 100ème anniversaire de la naissance de Roberto Rossellini. Est-ce un cinéaste qui compte beaucoup pour vous ?

Nanni Moretti : Bien sûr. La sortie de Rome ville ouverte, en 1945, a été importante pour la société italienne, c'était le premier film sur la Résistance. Mais aussi pour le cinéma, parce qu'en Italie, dans l'immédiat après-guerre, le cinéma s'est reconstruit à partir des auteurs. Ensuite s'est rebâtie une industrie, avec des films plus traditionnels. Rossellini n'avait pas en tête un cinéma populaire, Il voulait - c'était ce qu'il disait et ce qu'il faisait - un cinéma qui plante des graines pour qu'à l'avenir il soit populaire. Je ne suis pas historien, je ne sais pas quel a été exactement l'impact public de Rome ville ouverte. Celui de Riz amer (1949), dont la sensualité était plus immédiatement accessible, a sans doute été plus fort. Mais si l'on prend dix cinéastes italiens aussi différents que possible, tous se disent fils de Rossellini ».

Télérama : Est-ce que par la suite il y a eu un cinéma italien de droite, lié à la démocratie chrétienne, et un cinéma italien de gauche, lié au PCI ?

Nanni Moretti : Il ne me semble pas qu'on raisonnait en ces termes. On savait que des cinéastes comme Francesco Rosi, Elio Petri ou les frères Taviani étaient de gauche, mais le public et la critique s'attachaient d'abord au contenu des films. Ils étaient aimés et discutés sans qu'on tienne compte de leur couleur idéologique. Aujourd'hui, quand sort un film de Roberto Benigni, les journaux de droite l'attaquent, sous prétexte que son auteur est de gauche, alors qu'il n'est pas particulièrement militant... J'ai fait de nombreux débats depuis la sortie du Caïman, et j'ai eu l'impression que le public en percevait toutes les facettes, bien que les journaux n'en aient parlé qu'en termes politiques.

Télérama : Le Caïman fait référence aux grands films politiques italiens des années 60 et 70, et en emprunte même, par instants, la forme. Quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?

Nanni Moretti : En tant que spectateur, je citerai Main basse sur la ville, de Francesco Rosi, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, d'Elio Petri, surtout pour l'interprétation de Gien Maria Volonte... Je me souviens d'être allé voir Todo modo, également de Petri, avec ma sœur , un 1er  mai. J'aimais bien La Chine est proche, de Marco Bellocchio, au titre évidemment ironique. Et puis les films des frères Taviani, notamment Les Subversifs, qui date de 1967, mais que j'ai vu plus tard, dans un ciné-club : l'action réunit des militants du parti communiste le jour de l'enterrement de Togliatti [fondateur du PCI, exilé à Moscou pendant la guerre, mort en 1964. NDLR]. Le cinéma des Taviani me plaisait parce que, justement, ils ne cherchaient pas à plaire. Comme quelques-uns des auteurs des années 60, ils imaginaient en même temps une nouvelle société et un nouveau cinéma.

Télérama : En Italie, les films politiques constituaient-ils un genre en soi ?

Nanni Moretti : Oui, et avec des résultats commerciaux qui, rétrospectivement, peuvent paraître étonnants. Certains réalisateurs, pourtant, avaient un discours qui ne me convainquait pas quand ils divisaient de façon schématique la forme et le contenu — je ne crois pas du tout à cette séparation. Ils pensaient que le public réclamait une forme traditionnelle, standardisée, la plus à même, selon eux, de véhiculer des contenus progressistes. J'ai vu, à l'époque, un film américain, Des fraises et du sang [The Strawberry Statement, de Stuart Hagmann, 1970], sur l'occupation d'un campus universitaire, dans une salle où les gens étaient assis par terre, avec un nuage de fumée entre le projecteur et l'écran. Les spectateurs chantaient des slogans révolutionnaires en même temps que les figurants. Ce jour-là, je ne me suis pas senti tout à fait à ma place...

Télérama : Vous étiez déjà un « empêcheur de penser en rond » ?

Nanni Moretti : Je me souviens de Colpire al cuore, de Gianni Amelio [réalisé en 1982, avec Jean-Louis Trintignant et Laura Morante], l'histoire d'un fils qui dénonce son père parce qu'il a des accointances avec les terroristes. Je devais être le seul, dans la salle, à être du côté du fils. Il faut se rappeler ce qu'avait été, auparavant, l'aveuglement des gens de gauche, moi compris, à propos du terrorisme : longtemps, on a pensé que les Brigades rouges étaient liées aux services secrets, on ne pouvait pas imaginer que les terroristes soient issus de l'histoire de la gauche. Si mes deux premiers films, Je suis un autarcique [1976] et Ecce bombo [1978], ont eu du succès, un succès auquel je ne m'attendais pas, c'est peut-être parce que j'étais le premier à laver le linge sale en public, à reconnaître les erreurs de ma génération. Peu m'importait que la droite puisse instrumentaliser cette autocritique.

Télérama : Palombella rossa, où vous jouez un élu communiste amnésique, est peut-être votre premier film ouvertement politique, et il préfigure la mutation du PCI...

Nanni Moretti : J'ai tourné le film pendant l'automne 1988. A la sortie, en septembre 1989, un critique proche du PCI a écrit que le film arrivait trop tard, que le parti n'avait plus ces problèmes d'identité. Deux mois plus tard, le mur de Berlin tombait, et Achille Occhetto, le leader du PCI, proposait que le parti change de nom et de nature, un processus qui allait prendre deux ans... Le public de gauche aurait peut-être préféré un film réaliste, mais je voulais un récit plus métaphorique, avec cette partie de water-polo qui ne se termine jamais. Si j'y joue un élu amnésique, c'est parce que, selon moi, le parti avait un problème de mémoire. Le passé - stalinien, mais pas seulement - était effacé ou justifié de façon systématique. Palombella rossa est complémentaire de La Cosa, un documentaire que j'ai tourné dans les sections locales du parti, alors que les militants débattaient de la proposition d'Occhetto. Une des choses qui m'avaient le plus étonné était ce lien si fort avec l'URSS, un lien émotionnel plus qu'idéologique.

Télérama : En 1991, vous jouez le député Botero dans Le Porteur de serviette, de Daniele Luchetti. Là encore, vous êtes en avance : vous préfigurez l'offensive judiciaire baptisée Mains propres ”. De quel homme politique vous étiez-vous inspiré ?

Nanni Moretti : D'aucun en particulier. Evidemment, cette façon de faire de la politique, entre guillemets «moderne et dynamique», et sans aucun scrupule - cette fois sans guillemets -, était, à l'époque, celle du Parti socialiste italien, mais Botero n'était pas calqué sur son leader, Bettino Craxi, c'était quelqu'un de moins puissant et de plus jeune. Le jour de la première, en avril 1991, on attendait en face du cinéma. Un spectateur s'est approché et m'a juste dit : « Ah, comme je respire... » C'était le film que les gens attendaient. On ne le savait pas, bien sûr.

Télérama : Est-ce que Le Caïman a été cité pendant la récente campagne électorale ?

Nanni Moretti : Lors du deuxième débat face à Romano Prodi, Berlusconi a parlé, sans donner le titre, d'un «film horrible »... Et puis, d'après les journaux, à Naples, devant des militants de Forza Italia, il se serait écrié : «Puisque je suis le Caïman, je vais tous vous dévorer... ».

Propos recueillis par Aurélien Ferenczi

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