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Vie de La Brochure
21 août 2016

Victor Meunier : du socialisme à la défense des sciences

Il m'est arrivé d'étudier comment le coup d'Etat de 1851 a obligé la France politique, sociale, culturelle à se repositionner, s'autocensurer, se reconvertir etc. Comment Daumier a dû cesser d'être le Daumier de la République, Pierre Dupont le chanteur des pauvres etc. Je n'avais pas pensé à étudier le phénomène dans le monde de la science. Avec le cas de Victor Meunier (1817-1903) que je découvre, l'éclairage est phénoménal. Après avoir été un socialiste militant durant les années 1848-1850, Victor Meunier joua un rôle considérable dans le mouvement de vulgarisation scientifique qui s'accentua à partir des années 1850-1860. Rédacteur du feuilleton scientifique de La Presse jusqu'en 1855, il laissa sa place à Louis Figuier pour fonder L'Ami des Sciences en 1855 ainsi que la Presse des enfants. Entre 1867 et 1870, il prend la direction de la revue Cosmos qu'il radicalise. Il fut aussi rédacteur pour L'Écho du monde savant, La Phalange, la Revue synthétique, le Courrier de l'industrie, etc.

Ne pouvant plus faire de politique à partir de 1851, il lance donc dans la défense des sciences, des sciences que le gouvernement apprécie pour le développement économique (il est ainsi dans le sens dominant) et que Victor Meunier apprécie pour dénoncer les attardés et en particulier les religieux (ainsi il garde son côté contestataire au prix d'erreurs parfois).

D'un côté on peut lire son Jésus Christ devant le conseil de guerre (texte de 1848) et de l'article ci-dessous de 15 ans après.

J'ajoute une parenthèse : sous le Second Empire les recherches en préhistoire furent énormes puis la république revenue, les esprits inventifs sont plus souvent revenus à l'actualité. J-P Damaggio

 

L'Ami des sciences 1863

 L'Age de pierre et l'homme fossile.

 Cette question, Cuvier [l'adveraire acharné de toute existence de l'homme fossile] l'avait résolue négativement dans le Discours sur les révolutions de la surface du globe, placé en tête de ses Recherches sur les ossements fossiles; et la conclusion était conforme à ce qu'on savait alors. Et non seulement on ne croyait pas à l'existence de restes humains dans les couches de la terre, mais on ne pensait pas même qu'elles renfermassent aucun vestige de quadrumanes. On regardait l'homme et les singes comme plus récents que tous les fossiles. "L'homme, écrivait-on, ne parut sur la terre qu'après l'époque de ces grandes inondations qui accumulèrent tant d'animaux dans les terrains d'alluvions, dans les brèches et dans les cavernes. Ce n'est que dans les dépôts tourbeux qu'il a laissé des traces de son existence; il est tellement nouveau sur le globe dont il s'est rendu le maître que tout porte à le considérer, pour la date de sa naissance, comme le dernier chef-d'œuvre de la création, selon l'esprit de la Genèse."

On s'attacha d'autant plus fortement à cette opinion qu'on pensait y trouver un intérêt religieux. Cette manière de voir paraît singulière maintenant que quelques-uns tendent à identifier le diluvium avec le déluge mosaïque; mais c'est que nous jugeons les opinions d'autrefois du point de vue des opinions d'aujourd'hui. Bien que le cataclysme quaternaire eût reçu des savants le nom de diluvium, les géologues, au temps de Cuvier, s'accordaient à regarder ce cataclysme comme antérieur à la venue de l'homme, et n'admettaient pas qu'il eût rien de commun avec celui de la Genèse. C'était un sentiment tout opposé à celui qui avait cours à l'époque de Palissy, alors qu'on regardait tous les fossiles comme autant de preuves de la grande inondation décrite dans la Bible. Cette préoccupation religieuse a concouru, avec la grande autorité de Cuvier (le maître l'a dit! ), à donner force de loi jusque dans ces derniers temps à l'opinion soutenue par ce grand naturaliste. Cependant on abandonna sans trop de difficulté la croyance que les quadrumanes étaient postérieurs à tous les fossiles. Non-seulement on les rencontra à l'état fossile, mais, ce qui mais, ce qui paraîtra surprenant, c'est qu'on les rencontra dans des terrains antérieurs à l'époque quaternaire, dans les terrains tertiaires, et même dans des parties anciennes de ces terrains[1]. Ainsi, M. de Blainville a décrit, sous le nom de Pithecus antiquus, un singe dont la mâchoire a été trouvée dans le département du Gers, à Sansan or le gisement de Sansan appartient à l'avant-dernier étage tertiaire, au falunien. C'est également dans l'étage falunien que M. Lund a découvert, au Brésil, province de Minas-Ceraës, les restes de plusieurs singes américains. Bien plus, la dent du macaque décrite par sir Richard Owen comme appartenant à une espèce éteinte, le Macacus oecenus, et qu'on a trouvée en Angleterre, à Kyson (Suffolk), gisait dans l'étage parisien, immédiatement antérieur au falunien.

Pour des esprits non prévenus, ces résultats eussent paru un avertissement de s'attendre à quelque chose d'analogue relativement à l'homme mais ce qui avait été d'abord une croyance légitimement déduite de l'état de la science était passé à l'état de préjugé. Les faits contraires à l'opinion régnante se multiplièrent; maintes fois, en Europe et en Amérique, la découverte de l'homme contemporain du diluvium fut annoncée; MM. Marcel de Serres, Boucher de Perthes, Boué, de Christol, le général Alberto de la Marmora, Dickeson, le comte de Raxoumowski, Schmerling, Spring, Lund, Claussen, Fontan, etc., etc., se portèrent garants de ces découvertes ; ce fut en vain : les savants avaient fait leur siège. Contre ces trouvailles qui semblaient devoir s'emparer de l'attention, toutes les critiques parurent bonnes. En vain montrait-on des restes humains mêlés aux restes d'animaux de l'époque quaternaire; ces hommes et ces animaux ensevelis ensemble ne pouvaient avoir été contemporains, ces prétendus dépôts diluviens devaient être postérieurs au diluvium, ces restes d'hommes avaient sans doute été ensevelis par l'homme. Des alluvions modernes ne les avaient-elles pas portés par des fentes et des fissures dans les couches où on les rencontre? Ces brèches, ces sables, ces ossuaires n'étaient-ils pas un mélange d'anciennes formations désagrégées et mêlées par les eaux à des matériaux récents? Objections légitimes si on s'en fût servi comme de pierres de touche; mais on en fit des fins de non-recevoir. "On persista, dit un savant naturaliste italien, M. Philippe de Filippi, on persista à fermer les yeux sur l'évidence des faits, à substituer à leur signification la plus naturelle des hypothèses, sophistiques, mais souvent assez ingénieuses; on eut recours à tout ce que l'imagination put inventer. On voulait se persuader à tout prix que ces ossements humains et ces restes de l'industrie humaine avaient été récemment ajoutés aux débris des animaux antédiluviens, et, se contentant, d'un degré quelconque de possibilité, on donnait cette explication pour la seule admise[2] »

On jugera de la prévention par ce fait : En ce moment, la question de l'homme fossile, ou mieux de l'homme quaternaire, se pose de nouveau, et avec tant d'éclat que sans doute elle ne sera plus étouffée elle s'est posée, l'année dernière, à la fois en France et en Angleterre, devant l'Académie des sciences, la Société royale et la Société géologique de Londres, devant l'Association britannique siégeant à Aberdeen. Un fait observé en Picardie lui a donné cette actualité. Pour le vérifier, les savants anglais ont franchi la Manche; plusieurs de nos compatriotes se sont également rendus sur les lieux : de retour chez eux, les géologues anglais se sont hâtés de publier le récit de leurs observations; les Français ont fait de même. On va croire qu'il s'agit d'une découverte récente. Eh bien, il y a quatorze ans qu'elle a été publiée par M. Boucher de Perthes, qui l'a faite. Il lui a fallu tout ce temps pour triompher de la conspiration du silence organisée contre les choses de ce genre par le préjugé, le parti pris, les conventions tacites, les intérêts extra-scientifiques, les considérations mondaines et le respect humain! En un temps où l'on traverse l'Atlantique en une semaine, il faut trois lustres à une grande découverte pour aller d'Abbeville à l'Institut.

Victor Meunier



[1] Les étages tertiaires se succèdent dans l'ordre suivant, en allant du plus ancien au plus récent Sùessonien, Parisien, Falunien Subapennin.

[2] Le Déluge de Noé, par le docteur Ph. de Filippi, directeur du Musée zoologgique de Londres, traduit de l'italien par Armand Pommier, Paris, 1859

 

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