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Vie de La Brochure
18 septembre 2016

Patrick Tort et le matérialisme

patrick tort

Cet article n'est pas des plus simples comme tous les combats de Patrick Tort. Le livre en question poursuit un travail entamé dès les années 1980 sur Marx et l'idéologie en lien avec... Darwin. Mais dire Darwin ne suffit pas car de quel Darwin s'agit-il ? La phrase clé de toute la vie du philosophe est la suivate : "la sélection naturelle sélectionne la civilisation qui s'oppose à la sélection naturelle". Et qui plus est, cette rupture se déroule sans rupture. Aussi, pour en revenir au matérialisme... mais bon il vaut mieux lire l'article de Lecointre. Simplement je trouve injuste que Patrick Tort soit totalement effacé du paysage philosophique. J-P Damaggio

 

Apprendre le jeu des masques idéologiques

Un nouveau livre donne des outils pour détecter les embrouilles que les idéologues produisent sur les sciences

 L'autodéfense intellectuelle fait partie des conditions de la liberté individuelle et de l'exercice d'une citoyenneté effective. Cependant, si l'esprit critique requis n'est pas armé, c'est-à-dire outillé de méthodes, il se noie dans le doute systématique, dans le nihilisme ou le

Lecointre

complotisme. Pour échapper à ces écueils, et pour fournir au plus grand nombre des repères logiques et méthodologiques, bien des travaux sont salutaires, comme ceux du Collectif de recherche transdisciplinaire esprit critique et sciences (cortecs.org) fondé à Grenoble en 2010, ou des livres comme ceux de Normand Baillargeon[1] — illustré par Charb ! — ou de Gérald Bronner[2], qui a reçu quatre prix !

Pour autant, l'autodéfense intellectuelle n'est pas qu'une affaire de biais cognitifs, de fautes de logique et de mésusage des statistiques. Avec le dernier livre de Patrick Tort[3] tout juste paru, nous plongeons plus profondément dans le repérage des entourloupes intellectuelles. Ce livre ambitieux et très riche expose pour la première fois une méthode particulière de détection des discours idéologiques lorsqu'ils s'emparent de science et, du même coup, caractérise également la science.

Commençons par l'idéologie. L'idéologie est l'instruction permanente d'une perspective illusoire sur le monde qui permet une emprise. C'est une pragmatique de l'apparence : les forces historico-politiques dissimulent leurs racines, leurs objectifs et ne produisent que des résurgences opportunes de vieilles rengaines rhabillées du dernier vernis de la science emprunté pour l'occasion. L'idéologie n'innove jamais : elle est l'éternel retour, sous des masques différents. Par définition, la science innove puisqu'elle avance en remettant en cause ce qu'elle a elle-même produit antérieurement : « La science invente, progresse et se transforme. L'idéologie récupère, recycle et se remanie.» Plus la valeur de vérité basculera du côté de la science, plus l'idéologie empruntera ses énoncés pour renforcer son apparence. Mais il ne s'agit bien là que d'un vernis : de par leurs méthodes mêmes, la science et l'histoire déjouent les idéologies à plus ou moins long terme et lui sont donc complètement antagoniques. En conséquence, une idéologie n'engendre jamais une science pérenne : la génétique stalinienne de Lyssenko n’a pas fait long feu. Il en ressort aussi que les sciences n’ont jamais prospéré sous des régimes totalitaires, du moins celles qui pour eux représentaient un enjeu. Enfin, une science n'est pas responsable de l'idéologie qui la pille : la dérive des continents, récupérée par Himmler, n'est pas responsable du nazisme.

 

Vision réductrice

Le premier travail de l'idéologie est de réduire pour appliquer. On rabote la théorie à sa plus simple expression ou bien à un moment d'elle-même pour mieux l'appliquer dans un champ où on voudra l'étendre — illégitimement. Par exemple, c'est avec une vision réductrice du gène et de ses actions que l'idéologie libérale eugéniste s'étendra pour stériliser les existences socialement indésirables aux USA ou dans les pays scandinaves dans l'entre-deux-guerres. C'est en réduisant la sélection naturelle à la seule compétition éliminative qu'Herbert Spencer va se servir du prestige scientifique de Darwin pour convaincre la société victorienne de ne rien faire pour aider les pauvres. Le masque particulier de l’idéologie libérale est de s’exclure elle-même du champ de l’idéologie en mobilisant le vieux thème de la «nature humaine», et en se présentant comme expression politique de la «Nature», réservant alors à bon compte l'appellation « idéologie » aux régimes totalitaires. Il y a d'autres phases dans le travail de l'idéologie, mais allez voir dans le bouquin, la place manque ici.

Continuons l'analyse des discours idéologiques à travers l'analyse des complexes discursifs (ACD). Un complexe discursif est un dispositif d'énoncés produits au cours du temps, et dont l'unité n'est ni celle d'un objet ni d'un discours, mais d'un enjeu autour duquel s'affrontent des stratégies d'énonciation. Le rapport de force modifie en cours de route le comportement et les effets de ces stratégies, parfois jusqu'à la crise d'un discours idéologique : « Un discours est en crise lorsque sa propre action argumentative produit malgré lui les arguments susceptibles de renforcer le discours qu'il combat. » L’ACD est une sorte de grammaire des causes des réussites ou des échecs des discours mobilisés autour d'enjeux, elle éclaire donc les liens entre la production des discours, les pouvoirs qui les suscitent, leurs contraintes, leurs conflits avec les discours concurrents, leurs contradictions internes, les politiques qui les orchestrent. Par exemple, Patrick Tort explore les conditions dans lesquelles le discours providentialiste — ou le créationnisme politique — finit dans ses phases de crise par apporter des arguments à l'évolutionnisme qu'il combat.

Enfin, parlons science. Si le titre du livre est Qu'est-ce que le matérialisme ?, c'est précisément que le matérialisme est la condition méthodologique d'une connaissance objective. En d'autres termes, ce n'est qu'en s'emparant de la matière que les scientifiques parviennent à faire du monde réel l'arbitre de leurs hypothèses concurrentes. L'épistémologie manque aux sciences parce qu'elle est institutionnellement séparée d'elles. Mais son pouvoir critique sur les sciences, salutaire, est limité par un statut symbolique inférieur hérité des regrettables hiérarchies entre « sciences dures» et «sciences molles», l'épistémologie étant classée parmi ces dernières. Pour que la science soit davantage armée, il faut que les scientifiques soient leurs propres épistémologues. Et que l'épistémologie formelle et l'esprit critique qui l’accompagne soient enseignés au plus tôt dans les parcours scolaires.

Guillaume Lecointre, Charlie Hebdo, 31 août 2016



[1] Petit cours d’autodéfense intellectuelle de Norman Baillargeon (Lux Editeur, 2007)

[2] La démocratie des crédules de Gérard Bronner, PUF 2013

[3] Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’analyse des complexes discursifs Patrick Tort Belin 2016

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Commentaires
J
L'intro signale les écrits de Baillargeon que j'estime beaucoup. Je vais derechef lui signaler l'article. Merci! Quant à l'épistémologie, je me suis en effet toujours demandé pourquoi son enseignement, à tout le moins son évocation, demeure surtout dans la cour et dans les cours de philo.
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