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Vie de La Brochure
2 novembre 2016

La détresse d’Ayotzinapa par Jorge Volpi

Articles précédents sur le sujet : ICI.

Et sur le même sujet : ICI.

 Le 26 septembre 2014, 43 étudiants étaient enlevés par la police d’Iguala, à la demande du maire, membre éminent d’un cartel de la drogue. A ce jour ils n’ont toujours pas été retrouvés. Voici le point de vue de Jorge Volpi du 11 décembre 2014. J-P Damaggio

 

« Selon la reconstitution des faits dirigée par le procureur général de la République, le 26 septembre dernier, Maria de los Angeles Pineda, épouse de José Luis Abarca, alors maire d'Iguala, se préparait à présenter son rapport de présidente de l'antenne locale de l'organisation gouvernementale des affaires sociales au cours d'un meeting destiné de toute évidence à augmenter ses chances de pouvoir succéder à son mari lors des prochaines élections de 2015, comme candidate du PRD (Parti de la Révolution démocratique).

Le même jour, un groupe d'étudiants de l'école normale d'Ayotzinapa - une institution créée dans les années 1930 afin de promouvoir la formation d'enseignants en milieu rural, connue pour son courant contestataire - était venu à Iguala, troisième ville de l'Etat de Guerrero, pour y accomplir un rite plus ou moins toléré : la confiscation de taxis et de bus afin de parcourir la ville en quête de «dons », cette fois probablement destinés à payer leur voyage à Mexico, où - sinistre paradoxe - ils devaient se joindre à la manifestation du 2 octobre en hommage aux étudiants abattus par le gouvernement sur la place des Trois-Cultures, en 1968.

La loi de l'imperméabilité des corps - qui veut que deux solides ne puissent occuper simultanément le même espace -a conduit à l'une des plus grandes tragédies qu'ait connues le Mexique ces dernières années. Outré par la présence de ces jeunes qui pouvaient faire de l'ombre à l'intronisation de son épouse, José Luis Abarca, en tant que maire de la ville, a donné au responsable des forces de l'ordre la consigne d'empêcher à tout prix les étudiants de manifester. Résultat : au terme d'un affrontement brutal, trois normaliens ont été tués - l'un a été écorché vif et un autre a eu les yeux arrachés -, trois malheureux passants ont également perdu la vie, et 43 jeunes gens ont disparu sans que l'on ait pu retrouver leurs corps.

L'événement est tellement obscène, tellement gratuit, que plus d'un mois plus tard il demeure tout aussi aberrant que le premier jour. Impossible. Toujours selon la reconstitution officielle des faits, la police municipale d'Iguala aurait été responsable des premiers morts et de l'arrestation des 43 normaliens, que l'on aurait fait monter dans une bétaillère et conduits jusqu'à la localité voisine de Cocula. Là, un groupe de narcotrafiquants, les Guerreros Unidos, les a conduits sur les hauteurs de la sierra. D'après le témoignage de trois de ces hommes, les jeunes gens, entravés et blessés, auraient été brûlés vifs sur un bûcher qui ne se serait éteint qu'au bout de quinze heures.

Pourquoi quelqu'un, même un narcotrafiquant ou un politicien corrompu, voudrait-il assassiner 43 étudiants se destinant à l'enseignement ? Cette question, si douloureuse, tient Mexico en haleine depuis des semaines. Nous savons à présent qu'en plus de s'être enrichi dans le commerce de bijoux, le maire José Luis Abarca était un membre éminent des Guerreros Unidos, probablement leur protecteur ; que sa femme était la comptable du cartel ; que deux frères de cette dame, anciens lieutenants d'un autre cartel, ont été liquidés par leur chef pour trahison ; qu'Abarca, élu maire avec l'approbation de tous les partis de la gauche mexicaine, a assassiné de sang-froid l'un de ses adversaires politiques. Après être restés cachés pendant des semaines, M. Abarca et Mme Pineda - scabreuse Lady Macbeth mexicaine - ont été arrêtés, en même temps que le leader des Guerreros Unidos.

La question demeure, pourtant, tel un condensé abominable de la catastrophe qui accable le pays depuis que le président Felipe Calderon, il y a huit ans, a déclaré intempestivement la guerre aux narcotrafiquants : pourquoi quelqu'un a-t-il voulu assassiner ces 43 étudiants ? Bien que les trois hommes de main arrêtés aient précisé que les étudiants avaient été sauvagement exécutés, les parents ne cessent de marteler qu'ils ne l'admettront que lorsque les corps auront été identifiés avec certitude. Le slogan « Vous les avez pris vivants, rendez-les nous vivants» résume l'impuissance et la colère face à des milliers de cas semblables.

Si l'affaire a soulevé tant d'indignation, c'est que dans la kyrielle des morts survenues pendant ces dernières années de violence, elle incarne la somme de toutes nos peurs. Alors que les 72 cadavres découverts à Tamaulipas étaient ceux d'étrangers et que les exécutés de Tlatlaya étaient des narcotrafiquants, nous avons ici 43 étudiants, 43 enfants de familles plongées dans une pauvreté ancestrale, 43 jeunes révoltés qui, au-delà de leur idéologie radicale, représentent tous les Mexicains aspirant à une vie meilleure. L'indignation est aussi due au fait que M. Abarca et Mme Pineda ne sont pas seulement des politiciens corrompus par le trafic de drogue, mais des narcotrafiquants convertis en personnalités politiques. Des criminels adoubés et tolérés par l'ensemble de notre classe politique.

Ayotzinapa est la conclusion ultime du désastre national engendré par la guerre contre le trafic de drogue. Nul doute qu'avant 2007 ce trafic existait déjà, tout comme la tolérance des excès de violence, mais l'abrupte intervention de l'Etat dans un système chaotique a détruit les équilibres délicats qui maintenaient la paix au Mexique. Le démantèlement constant des cartels les imbrique toujours plus en profondeur dans les divers secteurs de la population et favorise le surgissement d'une société criminelle qui efface les différences entre autorités et milieu. La dégradation sociale a conduit à une vertigineuse dégradation morale, la vie humaine a cessé d'avoir la moindre valeur au profit du gain immédiat.

Comme tous les partis ont leur part de responsabilité dans ce qui s'est passé - d'Accion Nacional, centriste, instigateur de la guerre contre les cartels, à Morena, le mouvement de régénération sociale, de gauche, qui continue de couvrir Làzaro Mazon, protecteur d'Abarca, et du gouvernement du PRI, Parti révolutionnaire institutionnel, qui a mis si longtemps à réagir pour éclaircir l'affaire, au PRD qui a fait élire maire Abarca, comme il avait fait élire gouverneur le très contesté Angel Rubén Aguirre les citoyens se retrouvent sans recours, sans personne à qui accorder leur confiance. L'inefficacité de notre système judiciaire — 90% des délits demeurent impunis - rend la plaie purulente.

Si, à Mexico même, les autorités n'inspirent plus guère confiance, les événements d'Ayotzinapa donnent l'impression que plus aucune d'entre elles ne peut nous protéger. Rien n'est plus dangereux pour un pays que le discrédit absolu de sa classe politique. Et plus encore si ce pays, avec ses indéniables progrès dans certains domaines, continue de traîner le boulet de l'inégalité ou des graves manquements à l'état de droit. Ayotzinapa, la tristesse, la honte et la colère qu'elle a partout semées, est devenu l'appel à l'aide angoissé d'une population lassée de vivre quotidiennement avec la corruption et la mort.

Traduit de l'espagnol par Gabriel Laculli.

Nouvel observateur 11 décembre 2014

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