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Vie de La Brochure
27 décembre 2016

Henri Lefèbvre en l'an 2000 sur l'Humanité

Lefebvre (2)

Le philosophe Henri Lefebvre avait été renvoyé vers le néants par les communistes de 1956. A partir de 1977 les mêmes communistes le rédécouvrent et vont le célébrer. Ici un témoignage sut un colloque de l'an 2000. J-P Damaggio

 

Henri Lefèbvre, passeur d'avenir

VENDREDI, 8 DÉCEMBRE, 2000, L'HUMANITÉ

Trois demi-journées pour réévaluer l'héritage que nous a légué Henri Lefèbvre, l'un des philosophes marxistes les plus éminents de ce siècle... C'est à la fois peu et beaucoup.

Le propos initial d'Henri Lefèbvre - " Créer lucidement sa vie comme une ouvre " - est daté de 1923 (Fragments d'une philosophie de la conscience). Moins de dix ans après sa mort, en 1991 à l'âge de quatre-vingt-dix ans, ce fil-là auquel il se tint avec une constance remarquable, resurgit. Et tous les élèves, disciples, et commentateurs du maître, perçoivent que là se trouvent un lien et un lieu décisifs pour tous ceux qui désirent que se poursuive en accéléré le processus d'émancipation humaine. Ce n'est pas pour rien que le colloque Henri-Lefèbvre, qui s'est tenu dans les locaux d'Espaces Marx quelques jours avant le rendez-vous de La Villette, " Pour une construction citoyenne du monde ", a été considéré par ses initiateurs comme une sorte d'enracinement préalable et très profitable. Le thème en était : " Quand urbain et mondialisation révolutionnent le mode de production capitaliste, quels sont les possibles ? " Trois séances. Samedi matin, sur " L'urbain-monde et le quotidien ", l'après-midi sur " Le mode de production et l'auto-émancipation ", et le dimanche matin sur " Transformation sociale et alternative politique ".

Le philosophe Georges Labica - qui vient de préfacer la réédition de Métaphilosophie, un ouvrage dont la sortie est imminente par aux Éditions Syllepse - a été, avec Armand Ajzenberg, Rémi Hess, Makan Rafadjou et Sylvain Sangla, l'âme de cette rencontre. Le travail effectué sur l'ouvre et la longue vie active d'Henri Lefèbvre va bien au-delà d'un acte formel de réhabilitation. C'est sa descendance - bien plus nombreuse qu'il ne l'espérait - qui a formé le corps du colloque. C'est en fin de compte le lecteur potentiel de cette ouvre en cours de réédition qui est appelé à lire, relire, s'informer, penser par lui-même et agir... Sur Henri Lefèbvre, partenaire du groupe surréaliste, peu a été dit. Sur le penseur-biographe de Nietzsche (1939), Descartes (1947), Diderot (1949), Pascal (1949, 1954), Rabelais (1955), un peu plus. Une redécouverte d'un genre porté à l'incandescence philosophique est en cours. Tout résumé serait impertinent. De même, en ce qui concerne l'épisode de l'Internationale situationniste et de l'interprétation unilatérale qu'en donne par la suite Guy Debord.

Le terrain de ce colloque Henri Lefèbvre avait été activement balisé par une trentaine d'interventions effectuées depuis mars-avril 2000. Sans limitation de longueur. Miracle conjugué de la préparation par courrier électronique et postal. Le débat a donc précédé le débat. Notamment avec l'urbaniste Jean-Pierre Lefèbvre qui a persisté et contresigné jusqu'au bout cette idée lefèbvrienne selon laquelle " l'État c'est le comble de la puissance autonomisée ". Des incunables ont été exhumés. C'est le cas de l'intervention orale d'Henri Lefèbvre en novembre 1985 devant le groupe de travail (dit " de Navarrenx "), où se trouve nettement formulée l'idée que " la société porte en elle non plus seulement sa critique, mais sa dissolution ". Ou sur le refus d'assimiler le service public à la bureaucratie. Intervention préliminaire encore de Jean-Pierre Garnier sur l'utopie concrète qu'est l'auto-émancipation : comment " émanciper l'émancipation ? ". Ou encore, cet émouvant témoignage de Lucien Bonnafé, compagnon de route d'Henri Lefèbvre : " Henri et moi, nous nous vivions si résistants aux clivages ordinaires "... Lieu et rythmes de la rencontre. Pluridisciplinaire s'il en est. Architectes, urbanistes, sociologues, philosophes, juristes, réalisateurs de télévision, éditeurs, étudiants, enseignants, s'y sont côtoyés en dehors des habituels conflits d'appropriation. À égalité de droit à la parole, exactement comme l'auteur de la Critique de la vie quotidienne l'aurait voulu.

Il est apparu que la démarche d'Henri Lefèbvre ne s'est jamais laissée enfermer dans un système. Pour ce refus, il a été victime de ceux qui avaient attribué à Marx, au nom d'on ne sait quelle cohérence, une pensée systémique qu'il n'a jamais eue. Les idées lefèbvriennes se manifestent " comme un jaillissement créateur permanent ". Georges Labica a souligné que, dans ces conditions, il était quasi normal qu'apparaissent des contradictions d'un ouvrage à l'autre, et parfois à l'intérieur d'un même ouvrage. En toute netteté, la différence a été marquée entre l'interprétation " scientifique " de la pensée de Marx, menée par Louis Althusser, et le courant romantique dont Henri Lefèbvre, sociologue et " grand maître de l'introduction du marxisme vivant en France ", est le plus éminent représentant... Certaines langues avisées ont même suggéré que Roger Garaudy aurait profité de la session du Comité central du PCF à Argenteuil (en 1966), pour occuper une position qui revenait de fait et de droit à Henri Lefèbvre.

À quelque temps de l'échéance des élections municipales de mars 2001, l'accent a également été mis par Makan Rafatdju sur la présence du " devenir monde des citoyens " au sein des communes, même des plus petites. Réflexion féconde pour la période à venir. Dans cette perspective, le discours sur la mixité sociale ne doit pas confondre les différences et les inégalités. Les premières sont à marier, les secondes à réduire. Sylvia Ostrovski, sociologue, a montré à cet égard l'évolution de la définition de l'homme, de 1789 où tous étaient proclamés semblables malgré les différences, à 1948 où tous ont été proclamés égaux, non pas malgré mais à cause de leurs différences. Robert Joly, architecte et urbaniste, a déploré qu'Henri Lefèbvre ait été injustement écarté de l'enseignement de l'architecture et de l'urbanisme parce que jugé " trop idéologique ". Le concept de " ville émergente " tend à remplacer celui d' " antiville ". Cela permet de camoufler le massacre urbain, a déclaré Jean-Pierre Lefèbvre, en chef-d'ouvre architectural. Une discussion passionnante s'en est suivie sur la réception du travail d'Henri Lefèbvre sur l'urbain par les praticiens. Rémi Hess a montré qu'en sept livres et sept ans sur l'urbain, Henri Lefèbvre avait réussi à prendre en compte la temporalité en terme d'espace. Pierre Lantz a en quelque sorte complété cette intervention en analysant la façon dont Henri Lefèbvre reprenait des notions et les retournait contre leurs auteurs.

Ce qui précède n'est qu'un échantillon des richesses brassées au cours de ces exercices de réinvention de la pensée lefèbvrienne, " devenue monde " dans un monde qui ne cesse de devenir. Petit à petit, les propos se sont affinés et on en est venu à l'époque contemporaine sur laquelle Henri Lefèbvre a largement anticipé : un mauvais usage de l'ouvre serait de faire de l'impuissance vertu pour tout renvoyer au local et au quotidien, a déclaré le philosophe Daniel Bensaïd. La puissance financière des multinationales ne peut complètement se priver de la puissance étatique, a relevé Georges Labica avant d'affirmer qu'il fallait opposer à la fin de l'histoire, à l'ère du vide, à l'absence de futur, une lutte pour le temps. Et cela, à une époque où la politique, comme l'a déclaré Sylvain Sangla, s'est laissée dépasser par le juridique et le médiatique. La question à poser au droit, selon David Bénichou, est de lui demander comment la société traite ses marges à une époque où les salariés trouvent plus facile de déléguer que de s'autogérer. Celle à poser à la télévision a été évoquée par Raoul Sangla, qui a subi personnellement l'épreuve des obstacles auxquels se heurte la prise de parole en style direct sur le petit écran. Difficile de conclure ce qui appelle plutôt une suite qu'un jugement de valeur définitif. Tout juste peut-on affirmer que les journées de samedi et dimanche ont été très stimulantes pour beaucoup. Le colloque continue après le colloque. À suivre.

Arnaud Spire

La " tête de la passion " Par Lucien Bonnafé (*)

MARDI, 26 JUIN, 2001 L'HUMANITÉ

Je ressens un vrai regret dans le fait que le colloque Henri Lefebvre s'approche sans que j'aie pu participer à sa préparation autrement que " de cour ". Il est de fait que ce qui m'a beaucoup retenu est ce qu'Armand Ajzenberg a apporté, disant ce qui l'avait beaucoup occupé lui-même, " au cour de la position lefébvrienne ", dit-il. Ô combien ! La mise aux oubliettes de l'inhumanité qui engendra un excédent de mortalité évaluable à 40 000 parmi les " aliénés ", dans leurs renfermeries-garderies, sous le pouvoir collaborateur, pétri d'idéologie ségrégative, justifiait bien ce grand acte de résistance (1). Et quant à moi, engagé à ne manquer aucune occasion d'entretenir cette résistance, j'avais là une nouvelle étape, qui s'articulait par hasard avec grande mise en question de légiférer sur les inspirateurs de proscriptions, " ceux dont la conduite de la société à leur égard est le meilleur indice de son mode de civilisation ".

Comme d'habitude, la leçon d'Henri Lefebvre me servait de support. Car je dois aux chercheurs de vérité de répéter encore : si j'ai joué un rôle de " cheville ouvrière " dans l'ensemble d'études et d'actions visant à " changer le statut anthropologique de la folie ", c'est pour dire que mon " marxisme " était celui d'Henri Lefebvre. J'en ai déjà parlé beaucoup, mais, dans une circonstance où il est convenable de densifier, je tente une concentration : le fait est que ce qu'il contribua fortement à inspirer, c'est ce qui nous faisait dire que nous, nous aimions beaucoup lire Marx parce que cette lecture nous faisait vagabonder l'esprit. Et le moment présent de nos recherches et luttes me faisait impérieusement évoquer la plus éloquente leçon de Marx, que " devant cet état de choses, la critique n'est pas une passion de la tête, mais la tête de la passion ".

Avec des germes, car nous pensions vraiment " germes ", comme l'inépuisablement fécond et porteur d'ouvertures, du " Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte " de 1852 : " Sur les conditions sociales d'existence, s'élève toute une superstructure d'impressions, d'illusions, de façons de penser, et de conceptions de la vie diverses et façonnées d'une manière spécifique... L'individu isolé, à qui elles sont transmises par la tradition et l'éducation, peut s'imaginer qu'elles sont la raison déterminante et le point de départ de son action " (2). Quant à éveiller les facultés ensommeillées, en consacrant sa vie à démontrer qu'est " fausse " une vision de la folie telle qu'on la traite, et surtout maltraite, et à s'obstiner dans la recherche du CONTRAIRE, une façon de s'occuper autrement de qui témoigne des misères possibles dans ce qui se passe entre qui et qui, dans quels contextes, on démontre la fécondité du très lefèbvrien travail prouvant qu'il " ne serait pas juste de ne pas souligner un des aspects les plus saisissants de l'apport français à la rénovation psychiatrique contemporaine. Si le malade mental nous paraît si plein de possibilités, si nous le considérons avec un désir si passionné de lutter contre sa condition d'étranger, c'est assurément que, parmi les expériences qui nous ont le plus rapprochés de lui et nous ont le plus incités à pénétrer dans son monde, l'une atteignait le comble de l'intensité : le drame vécu sous l'Occupation, où la vie même de nos malades était perdue. Rien ne pouvait mieux nous révéler leur humanité, rien, à nos yeux, ne pouvait les faire moins aliénés ".

Car on ne saurait bien apprécier la justesse de la résistance à la mise aux oubliettes de cette hécatombe sans ressentir comment nous en avons vécu le drame. Personnifiant qui s'est adonné à cette tâche d'insoumission-invention sans redire, dans la présente circonstance, à quel point on pouvait être animé par des éclairages sur les rapports humains générateurs de lucidités sur " fétichisme, aliénation, fétichisation ", trois termes presque équivalents, " trois aspects d'un seul fait ". Avec la persévérance approvisionnée par ceci : " L'aliénation théorique devient ainsi pratique en réagissant sur la praxis. Mythes et réalités semblent doués d'une puissance réelle : la puissance que les hommes leur ont conférée et qui n'est que leur propre puissance retournée contre eux-mêmes " du " matérialisme dialectique. " Autant qu'on soit tenté d'en rajouter, sur ce que cet écart par rapport au " diamat " nous a porté comme aide, pour penser et agir, sur toute mise en question de rapports humains, autant qu'on privilégie le CADRE DE VIE, il faut que les plus personnels échos prennent leur audience. C'est à table, en échangeant sur mon choix de traiter " l'enfant citoyen " dans le " contrat de citoyenneté " que me marque le souvenir du " ils s'acharnaient à nous faire PRENDRE LE PLI qu'ils jugeaient bon pour eux " que je vis beaucoup comme source de mon : " Il y a chez trop d'enfants un Copernic assassiné "... Il faut que le grand ouvreur des vertus de l'INSOUMISSION-INVENTION fasse autant école que nous le souhaitons.

(*) Psychiatre. Derniers travaux : préface à la réédition du Train des fous, de Pierre Durand, Syllepse, 2000.

(1) Voir, dans l'Humanité du 1er avril 2001, le texte de l'appel demandant que " soit reconnu par les plus hautes autorités françaises l'abandon à la mort, par l'État français de Vichy, des êtres humains enfermés dans les hôpitaux psychiatriques ".

(2) Karl Marx, Éditions sociales, 1972.

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