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Vie de La Brochure
15 janvier 2017

Henri Lefebvre et l’Occitanie

revue oc autrement

En juin 1980 une des chapelles de l’occitanisme publie un numéro d’Autrement sur l'Occitanie. Le n° débute et se termine par un beau discours d’Yves Rouquette qui a trouvé la solution pour son pays : l’autonomie. La plupart des intervenants vont répéter la référence au « colonialisme intérieur » thèse qui a connu son heure de gloire au cours des années 60 et 70 mais qui en ce mois de juin de 1980 a du plomb dans l’aile. On y trouve donc de texte d’Henri Lefebvre qui semble peu sensible au « colonialisme intérieur » dont serait victime l’Occitanie. Il pose plutôt des questions générales. Mais avec ce point d’amertume : «Ma connaissance ne sert à rien, elle est parfaitement inutile.». Il parle de son livre Pyrénées qui en effet n’a pas fait un tabac. Parmi les auteurs du livre que j’aime bien j’y retrouve Manciet, Escarpit, Chadeuil, Esquieu, Chabrol. C’est la philosophie générale qui pose problème avec la rhétorique sur le peuple occitan, sur l’autonomie de l’Occitanie. Surtout venant de quelqu’un qui quelques années après changera totalement son fusil d’épaule pour laisser la lutte politique occitane au profit de la lutte culturelle. Bref, voici le témoignage de Lefebvre. J-P Damaggio

 

 Le pays de la « valeur d’usage »

L'Occitanie, c'est quelque chose que j'ai vécu sans y attacher d'importance pendant longtemps, avant d'en prendre conscience, et très lentement. C'est probablement parce que je ne suis pas purement Occitan. C'est ma mère qui est des Pyrénées-Atlantiques, de Navarrenx, alors que mon père était Breton. J'ai passé presque toute ma vie à Paris. Il m'a fallu un long travail de réflexion, de méditation, de rattachement et puis de retour aussi.

A Navarrenx, dans ma maison, il s'est passé beaucoup de choses. C'est là que s'est forgée jusqu'à un certain point la tendance situationniste. Ensuite les étudiants de Nanterre sont venus, on y a formé le groupe Utopie, fait de sociologues et d'architectes... Il y a toujours eu beaucoup de mouvements dans cette maison, c'est un point d'attache mais aussi d'union. Mais je suis également attaché au pays, le Béarn, un morceau d'Occitanie, le pays qui a inventé l'amour individuel. Si je suis ému en arrivant par la route de Mont-de-Marsan à Orthez, c'est parce que j'aperçois la tour Montcalm, la tour du prince Phébus, qui a chanté la première chanson d'amour.

Mon rapport à ce pays est vraiment étrange. Je le connais comme probablement personne ne le connaît. J'ai été un peu partout dans la montagne, j'ai consulté toutes les archives à un moment où personne ne s'en occupait. Et maintenant je n'y connais presque plus personne, et personne ne sait que je connais ce pays. Mon livre a d'ailleurs été édité en Suisse. Et là-bas presque personne ne le connaît. Ma connaissance ne sert à rien, elle est parfaitement inutile.

Pendant plus de 10 ans, j'ai travaillé au C.N.R.S. sur les problèmes agraires, mais à l'échelle mondiale. J'observais à ce moment-là, la transformation profonde du Béarn, l'adoption des hybrides américains, la famille qui se transforme parce que les procédés techniques changeaient, avec l'apparition de la monoculture. Dans mon enfance, il y avait encore beaucoup de blé, puis on est entré dans le marché mondial du maïs. J'ai vu l'invasion de l'agriculture par le capitalisme mondial. Ensuite je suis passé aux questions urbaines. J'ai vu naître ici la question urbaine, au moment où se développait la grande urbanisation à l'échelle mondiale. Lacq, Mourenx étaient pour moi une espèce de petit laboratoire, une éprouvette dans laquelle je trouvais en petit les mêmes problèmes qu'ailleurs, dans les cités de millions d'habitants. Le rapport entre mon travail de sociologue et de philosophe et mon pays natal est donc finalement très étroit.

La notion de vie quotidienne ne pouvait naître que dans l'esprit d'un périphérique, de quelqu'un attaché aux périphéries. Près des grands centres, la vie quotidienne est tellement absorbée, soumise, subordonnée, à des impératifs d'ordre économique, qu'elle disparaît sous les lois de l'échange. Elle existe, bien sûr, et plus que jamais. Mais elle est peu saisissable en elle-même, dans une espèce de distinction, de différence. Tandis que l'Occitanie porte encore de très nombreuses traces de son histoire, de son passé ; la vie quotidienne y apparaît comme extrêmement différente des grandes métropoles.

C'est peut-être à cause du Béarn que ma procédure de pensée a consisté à ne jamais séparer le local du national, le périphérique du central, mais à les éclairer l'un par l'autre. Ce n'est pas l'isolement, la réclamation d'une substance propre ou d'un attachement définitif, c'est une perpétuelle méthode de comparaison et de confrontation qui est très féconde.

L'Occitanie est un pays où la valeur d'usage est encore présente. L'Occitanie avait encore cette originalité profonde. C'est l'idée que j'ai retrouvée chez Marx, selon laquelle la nature est la source de la valeur d'usage. C'est quelque chose que j'ai vécu dans mon enfance, parce qu'on vivait dans un milieu proche de la nature, proche de la valeur d'usage. L'échange, le commerce existaient et fortement. Mais l'échange était encore subordonné à la valeur d'usage, dans la maison, la nourriture, les vêtements... J'ai vu disparaître cette subordination peu à peu remplacée par l'inverse. C'est quelque chose de sensible, de visible. C'est cela la transformation de la vie quotidienne.

C'est pourquoi, je poserais le problème occitan en termes de développement. J'ai tenté d'introduire une distinction entre croissance et développement. La croissance est strictement quantitative, le développement donne le primat au qualitatif. S'il y a encore moyen de développer au lieu de faire simplement croître, c'est sur des problèmes comme le problème occitan que cela peut se greffer. La différence n'a pas disparu, le conflit réel entre l'usage et l'échange continue. Ce ne sont pas deux points de vue distincts, dont l'un finirait par l'emporter sur l'autre par une espèce de processus naturel d'absorption. C'est un conflit intense, qui sévit un peu partout mais particulièrement en Occitanie. C'est en partant de cette dialectique entre l'usage et l'échange que l'on peut comprendre ce qu'on peut faire encore surgir de la terre occitane. J'espère qu'il en est toujours temps. En effet les conjonctures passent et ne reviennent plus.

Ce pourrait être cela, un socialisme occitan : qui s'appuierait sur tout ce qui dans ce pays subsiste de traces d'entraide et même de communauté. Ce socialisme là serait agissant sur la vie communale pour en faire une vie communautaire. Le Midi a trouvé une revanche politique après ses défaites économiques et historiques. Une revanche sur le terrain de l'État. Revanche illusoire, de quelques individualités remarquables, mais qui n'a pas rapporté grand-chose au peuple. Peut-être est-il grand temps que le Midi prenne sa revanche chez lui.  (Propos recueillis par Yvon Bourdet et Pierre Maclouf)

Henri Lefebvre, Philosophe, sociologue.

 

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