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Vie de La Brochure
31 mai 2017

Jean Cassou au Congrès de 1935

Jean Cassou intervient au tout début du Congrès des écrivains de Paris en juin 1935. Vous trouverez sur ce blog son texte pour 1937. Dans celui-ci une phrase qui peut en étonner plus d'un : "l'art pour l'art est une formule vide de sens." Or l'art pour l'art est la bête noire de la grande majorité du public présent au Congrès. Cette intervention est brève et témoigne sans doute du combat qui sera celui de toute la vie de Jean Cassou. J-P Damaggio

 

21 juin 1935 soir

Jean Cassou, Tradition et invention

 On prétend constamment refaire de la culture un objet défini et fixé, qui se transmet à la manière des biens d'argent et des possessions. Mais je vous parlerai en poète, c'est-à-dire comme un homme qui est à l'intérieur de la culture, qui prétend agir sur elle et en être agi, qui la sent, non comme une chose, mais comme un avenir et comme une action. Lorsque la société, les détenteurs de dogmes, les défenseurs d'académismes et les gardiens de bastions nous parlent de la culture et de la tradition, ils nous en parlent comme de quelque chose qu'il s'agit de conserver. On conserve le répertoire des pièces de la Comédie Française, on conservera les tableaux d’un musée, on conserve aussi les hypothèques. Mais un poète ne peut voir dans la tradition et la culture qu'une suite d'inventions. Les formes par lesquelles s’est exprimé l'homme, il les saisit sous leur aspect le plus incisif, le plus neuf et le plus juvénile, le plus agissant, le plus subversif. C'est cette nouveauté toujours fraîche que sa mémoire retient et que son émotion perpétue. Et c'est cela seul qui l'incite, à son tour, à prolonger, perpétuer, défendre la culture. Dès que celle-ci s'arrête, lui, il repart.

Le poète qui sent ces choses, le poète pour qui l'attitude lyrique est ainsi une disposition vitale, un état de vigilance, de protestation, de refus, de perpétuelle invention, celui-là est prêt à adhérer à l'idée de révolution et à tous les mouvements et à tous les desseins qui tendent à instituer pour l'homme une condition moins contrainte et moins menacée, plus libre et plus parfaite. Mais celui qui ne sent pas ces choses n'a plus au contraire qu’à faire abandon de toutes ses facultés d'invention et à accepter l'idée que l'art, la poésie, la recherche intellectuelle, l'imagination, le génie, cet élan de tout notre être, cet accord de notre existence réelle, concrète et de notre singularité pensante qui constituent le pouvoir créateur, tout cela ne doit plus s'employer qu'à répéter éternellement le même geste, au service d'un régime social immobile. Cette démission de nos facultés d'invention, c'est justement cela que le fascisme réclame de nous. À nous de savoir ce que nous voulons choisir.

Je considère la suite des chefs-d'œuvre de l'esprit, des formes poétiques et artistiques qui compose ce qu'on appelle la culture, et je me demande quel est leur caractère commun, quel est l'élément commun qui permet de voir dans ces formes une tradition. Est-ce leur obéissance ? Non, ce que ces formes ont eu de commun, c'est au contraire leur opposition à quelque chose, la façon qu’elles ont eu de triompher d'une résistance, d'affirmer une contradiction et par la même leur vitalité, de fournir, chaque fois, dans chacune des circonstances où elles se sont produites, une solution nouvelle de la faculté d’invention de l'homme, une image complète, intégrale et libre du pouvoir humain. Goya, dans la première partie de sa carrière, peint des scènes populaires, des scènes de la vie de son temps : à cette peinture il apporte une exubérance, une joie printanière, un amour qui nous délivrent ou nous font soupçonner que l'homme est fait pour se délivrer. Ensuite les conditions de son existence l'amènent à peindre la famille royale : il le fait en ajoutant à sa peinture un jugement critique, la réaction profonde de sa droiture de cœur et de son impérieuse ironie. Cette droiture de cœur et cette ironie s'expliciteront plus violemment dans les satires des Caprices, dans le cri de douleur des Désastres de la guerre. Plus tard enfin, séparé d'un monde injuste, replié sur lui-même, isole, solitaire, Goya enfermera sa protestation dans des figures énigmatiques où il est seul à se reconnaître. Eh bien, ces divers moments du destin de Goya nous présentent les diverses façons que possède l'invention poétique pour s'exprimer. Chaque fois, nous la voyons ajouter à l'expression d’une époque ou d'une société un surplus de vie, un complément tantôt exaltant, tantôt injurieux, mais qui toujours, agit. Et quand nous pensons à Goya, quand nous le replaçons dans la tradition, quand nous l'incorporons à notre mémoire, est-ce à la façon d'une chose morte et qu'il s'agit de conserver ? Non, ce que nous retenons de lui, c'est l'aspect le plus vif de son agilité inventive. Or penser et sentir de cette sorte, c'est penser et sentir révolutionnairement. Et il ne nous paraît pas possible que l'on conçoive, que l’on pense, que l'on sente la tradition culturelle autrement que comme un acte vital où nous nous trouvons à notre tour engagés. Cette définition de la culture me paraît très simple, très élémentaire. Et pourtant il est urgent de la proclamer à nouveau, car cette définition se trouve en ce moment mise en cause et en péril. Ce que nous aimons, ce que nous défendons dans le passé, c'est la vie, car nous sommes vivants et nous voulons vivre. Nous voulons poursuivre cet accomplissement de l'homme dont tout ce qu'il y eut de vivant dans le passé demeure à chaque coup une nouvelle affirmation. C'est là notre façon, à nous inventeurs, d'entrer dans la tradition.

Une observation pour finir. Ce caractère de volonté inventive et par conséquent subversive dont nous voulons marquer les créations de l'art s'est accru dans ces dernières périodes. Pour reprendre l'exemple que je citais tout à l’heure, il est certain que les dernières productions de la littérature et de l'art se rapprochent de ces productions de Goya particulièrement étranges et secrètes par lesquelles le génie se séparait de la compréhension moyenne du public. Il ne faut pas voir dans ce trait un témoignage de ce qu'on a stupidement appelé l'art pour l'art et qui est une formule vide de sens. Il était naturel que, dans ces derniers temps, l'art se retranchât de plus en plus sur lui-même, sur sa frénétique volonté de perpétuelle invention, et, ne trouvant pas autour de lui une occasion de se renouveler, la cherchât en lui-même. Mais l’art ne souhaite que de retrouver un accord avec le monde extérieur et de s'épanouir. Il ne souhaite que de sortir de cette étape négative, contradictoire et destructrice pour contribuer à la construction d'une société harmonieuse. Et même sous ses formes contradictoires une oreille exercée entend une aspiration nostalgique et éperdue à l'harmonie. Le règne de l’humain doit s'accomplir et c'est à ce règne que tendent tous les efforts, toutes les inventions de la culture.

Voici donc comment pour nous, écrivains, il me semble qu’il faut considérer les choses : notre art ne se met pas au service de la révolution et ce n'est pas la révolution qui nous dicte les obligations de notre art. Mais, c’est notre art tout entier, sous son aspect le plus vivace, c'est notre conception vivante de la culture et de la tradition qui nous entraînent vers la révolution. Lorsque nous considérons la culture dont nous sommes les messagers et les continuateurs, et non pas les froids dépositaires, nous entendons en elle l’ordre irréfutable d'aller plus loin, de dépasser les fixations où les puissants du jour veulent nous suspendre, de collaborer a une nouvelle figure de l’homme.

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