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Vie de La Brochure
2 juin 2017

Machado vu par Cassou

Revue Europe 15 octobre 1936

Sur un poète espagnol

Jean Cassou

 Impossible en ce moment, de parler d'autre chose que de choses espagnoles, fût-ce de celles qui ne semblent directement trait aux événements : mais tout ce qui est espagnol est engagé dans ceux-ci. Impossible de ne pas répéter la plainte de mon compagnon Jean-Richard Bloch : Espagne! Espagne! Donc, tandis qu'en sourdine notre angoisse ne cesse de prendre part au grand drame populaire qui se joue là-bas et où notre sort se joue, j'entretiendrai aujourd'hui les lecteurs d'Europe d'un poète espagnol, un vieux poète qui ne joue aucun rôle dans l'histoire, — sauf que, au moment de la révolte des Asturies, il fut à peu près le seul parmi les intellectuels à prendre publiquement parti pour les opprimés contre les oppresseurs, — mais qui, par son génie, par son attitude, par son œuvre, explique tant de choses que parler de lui, c'est parler en même temps de l'Espagne éternelle et de l'Espagne actuelle, celle qu'il faut sauver et celle qui lutte pour se sauver.

Antonio Machado est né en 1875 à Séville et appartient à cette fameuse génération de 98 dans les rangs de laquelle on compte aussi son aîné, Miguel de Unamuno... Je n'insiste pas ici sur une défaillance finale qui doit être encore plus douloureuse au cœur d'Antonio Machado qu'elle ne l'est à moi-même. La jeune Espagne pouvait unir ces deux frères d'armes dans la même affectueuse vénération : elle ne le peut plus aujourd'hui. Revenons à Machado. C'est un homme silencieux et solitaire, un provincial, un de ces veufs de province qu'on rencontre au fond des cafés, faisant sa tertulia avec le pharmacien de la ville ou quelques collègues du lycée où il enseignait le français. Vie terriblement lointaine, perdue, abandonnée, vie espagnole, menée à Soria, à Baeza, à Ségovie : -on a tout le temps de s'imprégner du désert castillan, d'en connaître les routes, les oliviers, les gens, l'ennui, la grandeur, la misère, la pitié. Tout le temps de s'enfoncer dans une méditation profonde et si tragique qu'elle ressemble parfois au sommeil ou à la mort.

Cette méditation, telle qu'Antonio Machado, après bien des années, a fini par l'exprimer en quelques pages métaphysiques dont la densité prolonge et explique son œuvre purement lyrique, oscille entre le besoin de sortir du temps — qui apparaît pour Machado dans le conceptualisme baroque, style stable et intemporel en dépit du dynamisme qu'on lui attribue d'ordinaire, style de substantifs et d'adjectifs, style décoratif et achrone — et un terrible sentiment du temps qui passe, au contraire, un héraclitisme, dont il finit par découvrir et dont on découvre avec lui qu'il est le secret de toute sa poésie. A la lueur de cette méditation métaphysique, l'une des plus riches à quoi se soit jamais livré un poète, toute l'œuvre de celui-ci, cette œuvre déjà parfaite et achevée s'éclaire, et tout ce que nous avons aimé en elle, et qui nous semblait si poignant, reprend une résonance plus amère et plus profonde encore. La vie espagnole, ah ! comme elle pouvait être tragique dans ces solitudes où tout tourne sans cesse à un perpétuel hier, à la façon des norias sempiternelles !

 

Tout se rejette sans cesse dans le passé, et une soif inassouvissable entraîne la pauvre âme qui s'écoule dans la terre brûlée. Il faut avoir goûté, jusqu'aux entrailles de la poésie et de la mystique, cette monotone tristesse de la vie espagnole pour comprendre qu'il n'y a à celle-ci que quelques issues : ou la recherche de l'éternité, comme s'y livre sainte Thérèse, ou la douce et somnolente et désespérée effusion poétique, —la cante jondo, le chant profond,— comme s'y livra Machado, ou le désir subit d'arrêter cet écoulement et cette détresse sans fin et, tout de même, d'essayer de se créer un présent -et un avenir, fût-ce sur une terre nue et inaccessible à l'accrochage du soc, inaccessible à l'ancre, le désir de briser le rêve indéfiniment successif, bref la révolution, comme Machado accepte, -entend, souhaite qu'elle se fasse. En quoi il est logique avec lui-même, fidèle à lui-même, fidèle à cette terre, à ces oliviers, à ces paysans, à cette détresse, à ce temps qui se partagent son œuvre et qui chantent par sa voix.

 

Que dire de sa poésie, de ces poèmes étranges et admirables : Solitudes, Galeries, Campagnes de Castille ? Ils échappent à l'analyse comme à la traduction. Ce sont des chansons brèves murmurées à travers le sommeil, des nostalgies d'enfance, des regrets, des féeries. Le cristal de la fontaine andalouse, dans le silence du patio, y oppose son enchantement au dur soleil, à l'écrasante chaleur de la Castille, avec ses peupliers, ses oliviers, sa douce austérité. Le temps passe, le temps, la jeunesse et ses fantômes, la jeunesse — « la pauvre louve », — le « lévrier d'hier », — tout cela en musique, car la musique est la voix du temps, en musique et sans conceptualisme baroque et sans plastique, la musique pure, la voix du cœur. Mais soudain, des images apparaissent, dans un éclair à la Gréco, la Sierra pétrifiée, la face terrible du dieu ibère et l'Espagne effrayante : «un morceau de planète — que croise, errante, l'ombre de Caïn... » Comment, après avoir si intimement, si organiquement partagé les maux de cette race et de cette terre, le poète aurait-il pu ne pas prophétiser le drame ? Écoutez sa prière à l'épouvantable Jéhovah espagnol :

 

Seigneur de la ruine,

j'adore parce que j'attends et que je crains :

avec mon oraison s'incline

vers la terre un cœur blasphémateur.

 

Seigneur, pour qui j'arrache avec peine le pain,

je connais ton pouvoir, je sais ma chaîne !

O maître du nuage d'été

que la campagne désole,

du sec automne, du gel tardif,

de la canicule qui embrase les moissons !

 

Seigneur de l'arc-en-ciel, sur les campagnes vertes

où paît la brebis,

Seigneur du fruit que mord le ver

et de la cabane que défait la rafale,

 

ton souffle avive le foyer,

ta lumière mène à son point le grain blond

et dans la nuit de la saint Jean la sainte main

cristallise l'os de la verte olive !

 

Oh ! maître de fortune et de pauvreté,

de bonne et de male chance,

qui au riche donnes faveurs et paresse

et au pauvre sa fatigue et son espérance !

 

Seigneur, Seigneur, sur la roue inconstante,

de l'année j'ai vu ma semence jetée,

courant même sort que la monnaie

du joueur au hasard semée !

 

Seigneur, aujourd'hui paterne, hier cruel,

à double face d'amour et de vengeance,

à toi, en un coup de dé de brelandier au vent,

va ma prière, mon blasphème et ma louange !

 

Mais à cette prière atroce, le poète répondait — et ce beau poème date d'il y a de longues années — par un cri d'espoir :

Qu'importe un jour ! Hier est alerte,

tourné vers demain, demain vers l'infini,

hommes d'Espagne! Le passé n'est pas mort,

mais demain — ni hier — ne sont écrits.

 

Qui a vu la face du dieu d'Espagne ?

Mon cœur attend

l'homme ibère à la main rude,

qui taillera dans le chêne castillan

le Dieu fruste de la terre brune.

 

Ainsi Machado rêvait-il d'échapper à son rêve en même temps que son peuple échapperait à sa monotone servitude, à son infinie malédiction. Le drame, l'attente, la révolte de l'Espagne, ce mélancolique élégiaque les a, dans sa poésie, vécus avec une intensité passionnée. C'est pourquoi son œuvre, relue à la lumière des flammes actuelles, apparaît plus profondément émouvante, plus humaine, plus espagnole encore que jamais. Et l'on se sent saisi d'un respect singulier pour le vieux poète au visage amer et tendre, et tout embrumé de songes, qui, sans hésiter, a lié son sort à celui du peuple blessé. JEAN CASSOU

 

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