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Vie de La Brochure
22 septembre 2017

Paul Nizan préface Henri Lefebvre

Je pensai avoir mis ce texte sur le blog mais je ne le retrouve pas. Il s'agit de la préface du livre Le nationalisme contre les nations publié en 1937 à un moment crucial, Nizan étant souvent en Espagne pour rendre compte du combat des "nationaux" (ainsi se désignaient les Franquistes) contre les Républicains. Ce texte est daté et en même temps il est bon de prendre date. J-P Damaggio

 

Préface

Dans un passage important de son livre, Henri Lefebvre écrit :

Il existe... en France certains symptômes d'une très grave division. La lutte de classe menée par le grand capitalisme prend la forme d'une scission intérieure, d'un déchirement de la nation qui en menace l'indépendance et l'existence. Le mot de Lénine que, dans toute nation non socialiste, il y a deux nations prend tout son sens. La tactique réactionnaire, depuis longtemps, s'efforçait d'exclure le prolétariat et l'ensemble du peuple, le pays démocratique légal du pays « réel » ; elle approche de son aboutissement logique et en même temps entre dans une impasse. La situation est paradoxale. D'un côté ceux qui sont objectivement une menace pour l'unité et l'autonomie de la nation française s'appellent encore des «nationaux» et des «patriotes »…

De l'autre côté, cependant, se trouvent les continuateurs de ceux qui ont fait la nation, créé le patrimoine et qui sont le véritable pays réel. Situation inquiétante dans laquelle les mots jouent un grand rôle. C'est pourquoi il faut à tout prix et au plus vite élucider le sens des mots «nation» et «patriotisme »... Il existe en France, bien que dispersés par les accidents de l'histoire, les éléments d'une véritable communauté nationale. Contre le nationalisme il faut définir et réaliser cette communauté en lui intégrant tous ceux qui ne sont pas immédiatement liés au capital financier et aux trusts.

 

Ces lignes me paraissent délimiter très précisément le problème auquel Henri Lefebvre s'est attaqué et dont la réalité politique de la France d'aujourd'hui fait un problème pressant, aussi peu académique qu'il est possible de l'imaginer. Il a choisi pour l'élucider la méthode à la fois critique et historique dont l'analyse marxiste lui fournissait les grandes lignes. La méthode purement historique paraît, en effet, assez insuffisante pour résoudre en leurs éléments des notions et des réalités véritablement complexes ; elle se contente de peu ; les méthodes littéraires qui ont marqué l'œuvre des écrivains de droite du type de Barrès et de Maurras ne permettent guère que des développements d'une faible rigueur scientifique. Henri Lefebvre a élaboré une œuvre qui donne l'idée de ce que peut être une « phénoménologie » sociale appuyée sur les concepts directeurs du marxisme et du léninisme.

Il remarque — et cette remarque est sans doute l'affirmation centrale de cet essai — qu'il convient de distinguer une forme et un contenu de la nation. Ce qui caractérise le développement du nationalisme réactionnaire, avec les caractères agressifs de névrose obsessionnelle qu'il présente, c'est une prolifération des éléments formels aux dépens du contenu : le «symbole » et la «parade », le « fétichisme » prennent le pas sur la réalité.

Il note, d'autre part, que depuis la Révolution française un problème s'est posé: celui de savoir comment l'individu abstrait des Droits de l'homme pourrait rejoindre l'universel. L'un des ponts qui permettent de franchir l'écart est précisément la nation. Qu'on ne répète pas que la reconnaissance de la réalité nationale est en contradiction avec le marxisme : Henri Lefebvre rappelle que Marx a bien dit que les prolétaires n'ont pas de patrie, mais qu'il n'a point dit qu'ils n'ont pas de nationalité, et que les jugements de Marx et d'Engels sur les événements de leur temps, guerre austro-allemande, guerre de Crimée, guerre franco-allemande, attestent l'importance qu'ils ont attribuée aux réalités nationales. Il est bien vrai qu'il existe un internationalisme abstrait et absolu, un antipatriotisme radical, mais Lefebvre se demande si justement ils ne seraient point une forme de protestation primitive contre le fait que les classes travailleuses sont « frustrées » de la nation. La vérité est qu'il s'est produit un écart grandissant entre le contenu social de la nation et la nation formelle, dans la mesure où la propriété, après la Révolution française, prenait le pas sur les autres valeurs de la communauté : cet écart de la nation et du contenu social n'a été réduit en France que par la Commune de Paris.

Nationalisme, fascisme se caractérisent par le développement systématique des aspects formels de la nation, parce qu'ils espèrent dissimuler par là aux yeux des masses les problèmes sociaux que pose réellement sa vie. Ce « fétichisme » est en même temps une «mystification ». Une analyse précise des éléments de la nation permet de la définir pourtant en dehors de tout formalisme comme une «communauté nationale populaire», tout à fait concrète.

On pourrait dire enfin que le fascisme s'oppose ici à la démocratie, en ce sens qu'il est international mais non internationaliste, alors qu'il est possible à la démocratie populaire d'être au contraire nationale et internationaliste, parce qu'elle ne comporte pas d'agressivité.

Henri Lefebvre examine ensuite les théories de la nation, théories des frontières naturelles, de la langue, de la religion, de l'Etat, de la personne morale, et montre les diverses insuffisances qu'elles comportent. Il rappelle la doctrine précise que Staline a donnée de la nation :

La nation est la communauté durable, historiquement formée de la langue, du territoire, de la vie économique, de l'accord psychologique, qui s'exprime dans la communauté de culture...

Il s'agit ensuite, une fois effectuée l'analyse théorique de la nation, de retrouver les données historiques. Henri Lefebvre note à quel point les historiens, isolés dans le domaine du fait, aperçoivent mal les problèmes qu'ils posent et introduisent, sans paraître s'en inquiéter, des notions historiques comme celles de la patrie ou de la nation.

L'impression de familiarité, dit-il, signifie simplement que l'analyse s'est arrêtée...

Il faut donc refaire l'histoire de la nation. L'auteur s'y est essayé dans la seconde partie de son livre, riche en aperçus sur la formation des diverses nations européennes, de la France en particulier. L'analyse critique et historique établie, il reste que la nation demeure à la fois dans les pays les plus développés le «cadre de l'action » et une réalité de culture. Il restait à l'auteur à discuter diverses positions socialistes sur la question nationale. Il l'a fait, peut-être un peu brièvement en ce qui concerne le socialisme autrichien et Rosa Luxembourg. Il lui semble que la doctrine de Lénine et l'expérience soviétique des nationalités sont concluantes. La nation, qui fut, pour reprendre une expression de Staline, «une catégorie historique de l'époque du capitalisme ascendant» demeure une réalité à l'époque du capitalisme déclinant. Le mérite de Henri Lefebvre est à coup sûr d'avoir tenté de préciser les problèmes de cette seconde époque, celle où le fascisme s'efforce de « fétichiser la nation» et de créer un «mythe» capable d'égarer sur elle-même la «nation réelle». En face de la fausse solution fasciste, il est possible d'établir une solution marxiste du problème qui rende justice à la nation, comme à une «totalité ouverte». On sent bien ici une influence bergsonienne, qui a peut-être agi surtout sur le vocabulaire, mais qui enlève peu de choses à la justesse générale de l'exposé. Il va sans dire que la nation demeure une catégorie historique, qu'elle ne se pose point comme une réalité éternelle. Mais l'expérience et surtout l'expérience soviétique concluent contre les positions extrêmes qui furent, par exemple, celles de Kautsky. Entre l'avenir lointain et le présent, la nation a encore du champ. Les intentions de Lefebvre dont le livre ne peut manquer d'être efficace parce qu'il vient à une heure grave où le peuple averti des menaces que le fascisme fait peser sur lui reprend possession de la nation, sont sans doute résumées par cette phrase célèbre de Lénine :

Dans chaque culture nationale, il y a des éléments, si peu développés qu'ils soient, de culture démocratique et socialiste, car, dans chaque nation, il y a la masse travailleuse et exploitée, dont les conditions de vie font inévitablement naître une idéologie démocratique et socialiste.

Ainsi seront réconciliés la forme et le contenu...

Paul NIZAN

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