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Vie de La Brochure
14 juin 2018

1995 : La fête à Jean Cassou

Je decouvre, à l'occasion d'une exposition de 1995, cet hommage à Jean Cassou. Il dit bien ce qui fait sa force : sa capacité à dire en même temps sa poésie, son art, son engagement, sa liberté et bien sûr... ses Espagnes. JPD

 

Sapiro Gisèle. Le musée imaginé de Jean Cassou. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°48, octobre-décembre 1995. pp.150-152; https://doi.org/10.3406/xxs.1995.4437

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1995_num_48_1_4437

 

LE MUSÉE IMAGINÉ DE JEAN CASSOU

Jean Cassou entouré de ses peintres, de ses Espagnes, de ses livres, de ses confrères écrivains, de ses frères de combat. Un bel hommage à cet « homme de la «Renaissance», selon le mot d'Edgar Morin, que ce «musée imaginé», dont l'inauguration à la Galerie Mansart, le 17 mars dernier, entrait en résonance avec la manifestation du personnel de la Bibliothèque nationale[1]. Comme pour ressusciter une tradition intellectuelle chère à Jean Cassou, et dont l'exposition restitue les différentes facettes, trop souvent dissociées par la spécialisation universitaire: la littérature, l'art, l'engagement. En pénétrant dans la vie de Jean Cassou, on est pris dans l'univers culturel et politique de toute une fraction de la gauche intellectuelle: à côté d'une toile de Picasso, le manuscrit de la traduction par Cassou du poème d'Antonio Machado écrit à la mort de Lorca, puis la photo du défilé du 14 juillet 1936 qui célébrait la victoire du Front populaire, où Cassou est entouré d'Élie Faure, Vaillant-Couturier, Malraux, Aveline...; à proximité de «La fête de la Libération» de Bauchant, les photos des membres du réseau du Musée de l'homme dont Cassou co-dirigeait le bulletin Résistance, la fausse carte de presse établie au nom de Jean Combes, ou encore les différentes éditions de l'œuvre clandestine, les Trente-trois sonnets composés au secret, dont l'exposition, dirigée par Florence de Lussy, célèbre le cinquantenaire.

À cette heureuse initiative on doit également un livre-catalogue où sont reproduits les œuvres et les documents exposés: des toiles signées Bonnard, Braque, Chagall, Dufy, Gromaire, Léger, Matisse..., des correspondances, des manuscrits autographes et des photos provenant du Fonds Cassou déposé à la BNF ou d'autres fonds d'archives. Les clés de cet assemblage sont données dans des études thématiques sur la vie et l'œuvre de l'écrivain, du poète, de l'hispaniste, de l'intellectuel engagé et, enfin, de l'historien d'art et du conservateur du musée d'Art moderne.

L'opérateur de ces engagements multiples est, à l'origine, l'Espagne. Né en 1897 à Deusto, dans le pays basque espagnol, Jean Cassou est nourri dès son enfance de culture espagnole, dont sa mère, issue d'une grande famille andalouse, est une fervente adepte. Après la mort prématurée du père, ingénieur des Arts et manufactures, d'origine béarnaise et mexicaine, la famille connaît une période de précarité qui la contraint à quitter Saint-Quentin pour s'installer à Paris. Jean Cassou y reprend des études pour préparer une licence d'espagnol. Secrétaire de Pierre Louys, puis employé de rédaction au Mercure de France où on lui confie en 1921 la chronique des «Lettres espagnoles»,

Jean Cassou devient bientôt un découvreur et un «diffuseur acharné», selon l'expression d'Aline Janquart qui reconstitue cette imprégnation espagnole:

traducteur de Ramon Gomez de la Serna, de Miguel de Unamuno, de Cervantes, d'Antonio Machado, il familiarisera aussi le public français avec l'œuvre de Federico Garcia Lorca et de la génération dite de 27 (1927, Pedro Salinas, Jorge Guillén, Gerardo Diego...). Son œuvre de critique ne se confine pas à la littérature : l'art, qui prendra bientôt le pas sur les lettres, s'impose aussi à lui à travers l'œuvre de Velazquez, de Goya, de Dali, et surtout de Picasso. Enfin, c'est encore l'Espagne, l'Espagne littéraire, qui est à l'origine de son éveil à la politique : apprenant la déportation d'Unamuno sur l'ordre du dictateur Primo de Rivera en 1924, il mène une campagne auprès des intellectuels français, qui aboutit à l'accueil triomphal d'Unamuno à Paris. Jean Cassou est alors attaché au cabinet ministériel de Léon Bérard.

Mêlés dans les milieux qu'il fréquente, notamment celui des opposants à la monarchie espagnole exilés à Paris, l'art et la politique vont peu à peu s'imbriquer dans la vie et dans l'œuvre du romancier et du poète. Le «romantisme léger», pour reprendre la formule de Charles Du Bos, de ses premiers romans, Éloge de la folie (1925) et Les Harmonies viennoises (1926), parus sous le patronnage d'Edmond Jaloux, fait bientôt place au romantisme révolutionnaire avec Les Massacres de Paris (1936), roman historique sur la Commune de Paris (commenté par Madeleine Rebérioux), et Quarante-huit (1939), essai dans lequel, toutefois, «le crayon de Daumier relaie toujours l'apostrophe de Lammenais ou le témoignage triste de Daniel Stern» (Maurice Agulhon). Mais c'est le poète, jusqu'alors en sommeil, qui va surgir des années noires et des mois de détention : en 1944, paraissent, aux Éditions de Minuit clandestines, sous le pseudonyme de Jean Noir, les Trente-trois sonnets composés au secret préfacés par François La Colère alias Louis Aragon. Jean Cassou réalisait ainsi sa plus haute conception de la poésie, celle qu'il exprimait dix ans plus tôt dans Pour la poésie (1935), recueil de ses articles parus dans Les Nouvelles littéraires : «Si la poésie en révolte contre le présent n'est point utopie, si elle n'est point annonce et désir d'avenir, si elle n'est pas création, si elle n'est point justice, quelle misérable chose est-ce donc que la poésie?»; celle qu'incarnaient aussi à ses yeux les figures de Walt Whitman, Goethe et Rimbaud, trois « poètes-prophètes au message porteur d'espérance et d'avenir et ayant foi en l'action de l'homme sur le monde», comme l'analyse Florence de Lussy.

C'est donc d'une «attitude lyrique», selon ses propres termes, que part son adhésion à la révolution. Son parcours d'intellectuel engagé, que retrace Nicole Racine, va de la lutte antifasciste à la Résistance, du Front populaire - qu'il a contribué à préparer et auquel il participe activement en tant que responsable des questions artistiques au cabinet du ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts Jean Zay - à un engagement de compagnon de route auprès du Parti communiste qui durera, non sans heurts et ruptures (lors du pacte germano-soviétique, notamment), jusqu'à la fin des années 1940. C'est à ce titre qu'il est appelé, en 1936, à diriger la revue Europe, qui se fera une des voix internationales de l'antifascisme. À la veille de la guerre, il obtient le poste de conservateur adjoint du musée du Luxembourg, futur musée d'Art moderne. Mis en affectation spéciale, pendant la drôle de guerre, pour assurer avec ses collègues des Musées la sauvegarde des œuvres d'art du patrimoine français, il est nommé après l'armistice conservateur du Musée national d'art moderne, et se voit aussitôt révoqué par le régime de Vichy. Réfugié à Toulouse à la suite de l'arrestation de plusieurs membres du réseau du Musée de l'homme qui l'avait coopté pour la rédaction de son organe Résistance, Jean Cassou est arrêté en décembre 1941 pour avoir participé au premier réseau en relation avec Londres, dirigé par Pierre Bertaux. Sa peine purgée, il s'intègre aux Mouvements unis de Résistance dont il représentera la Direction dans le Sud-Ouest, et en 1944, il est désigné commissaire de la République à Toulouse par le Comité d'Alger. Grièvement blessé pendant la nuit de la Libération, il refuse de poursuivre ses fonctions de commissaire pour réintégrer son poste aux Musées.

Animé d'un espoir révolutionnaire, déçu de la mise à l'écart, par de Gaulle, des organismes issus de la Résistance, Jean Cassou reprend, à la Libération, son combat aux côtés du Parti communiste. Il accepte, à la demande d'Aragon, des fonctions de représentation dans les instances culturelles affiliées au Parti communiste : à la revue Europe, au Comité national des écrivains, qu'il préside entre 1946 et 1947, à l'Union nationale des intellectuels et, enfin, au mouvement des Combattants de la paix. Dans le débat qui oppose Jean Paulhan au Comité national des écrivains sur la question de l'épuration dans les lettres, Jean Cassou plaide la responsabilité de l'écrivain, et c'est en réponse à la Lettre aux directeurs de la résistance (1952) de Jean Paulhan qu'il publie, en 1953, La Mémoire courte, essai qui rétablit la Résistance comme «un fait moral, absolu, suspendu, pur». À cette date, il a toutefois consommé sa rupture avec le Parti communiste, marquée en 1949 par ses prises de position en faveur du titisme et contre les procès staliniens à l'Est. Il ne cessera pas pour autant de lutter, contre le coup de force en Algérie, contre le retour de De Gaulle au pouvoir en 1958, contre sa nouvelle candidature à l'élection présidentielle en 1965. En mai 1968, il manifestera sa sympathie aux étudiants.

On ne s'étonnera donc point de retrouver chez le critique d'art ce goût pour ce qu'il préférait appeler «l'art impliqué», comme le montre Pierre Georgel, qui a sélectionné avec Germain Viatte ces œuvres aimées par Jean Cassou que l'exposition présente, accompagnées d'extraits de commentaires du poète-critique. En 1937, au moment de la guerre d'Espagne, il avait organisé l'exposition «L'art cruel» pour favoriser «le développement d'une nouvelle peinture d'histoire inspirée par les événements contemporains» (P. Georgel). Si le conservateur resta toute sa vie attaché à l'art d'avant-guerre, ces «Sources du siècle», selon le titre de l'exposition magistrale qu'il a présentée au Musée national d'art moderne en 1961, s'il ignora longtemps l'art abstrait auquel Mondrian avait ouvert la voie et s'il négligea des mouvements majeurs tel que l'expressionnisme allemand au profit de l'École de Paris, il n'en a pas moins été, par ses campagnes d'acquisitions pour le Musée national d'art moderne, dont rend compte Sandra Persuy, un des principaux artisans de la réconciliation de l'Etat et de l'art moderne.

Grâce à l'exposition et à ce livre-catalogue, qui constitue désormais une référence pour l'histoire culturelle, Jean Cassou retrouve donc enfin sa place de créateur, de médiateur culturel et de témoin engagé dans les combats du siècle.

Gisèle Sapiro

 



[1] 1. Jean Cassou (1897-1986), un musée imaginé, Exposition organisée par la Bibliothèque nationale de France, Galerie Mansart, du 17 mars au 18 juin 1995 ; livre-catalogue sous la direction de Florence de Lussy, Bibliothèque nationale de France/Centre Georges Pompidou, 1995, 252 p.

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