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Vie de La Brochure
21 juin 2018

Gongora vu par Jean Cassou

 Jean Cassou a commencé à écrire au Mercure de France où il tenait, environ une fois par mois, la rubrique des Lettres espagnoles. Voici un de ses articles. JPD

Mercure de France, 1924, LETTRES ESPAGNOLES

 Gongora .Góngora! Sous ce nom, sonore et rythmé comme une volée de cloches, les siècles ont vu tantôt l'oiseau rare et le prince de toute poésie, tantôt un personnage burlesque, lanceur de modes ridicules. Aujourd'hui les Espagnols s'entendent pour considérer Góngora comme un des plus bardis et des plus nobles de leurs poètes et il est juste que les poètes français avides de tentatives et de pénétrations nouvelles puissent savoir ce qu'est Góngora et l'étudier. Récemment, M. Paul Valéry, qui s'inquiétait de savoir si, ce que l'on disait du prémallarméisme de Góngora, était fondé, fut, parait-il, «surpris et charmé » de quelques vers que lui cita un gongoriste passionné et qui, en effet, étaient des plus probants.

On possède enfin, à présent, un Góngora complet et exact, grâce à M. R. Foulché-Delbosc qui, depuis vingt ans, y travaillait, et auquel nous devons, dans la même collection de L’Hispanic Society of America, une réimpression de la Celestina et une édition critique des Coplas de Jorge Manrique.

Le texte est établi avec un soin dont il est superflu de parler ; de nombreuses pièces inédites paraissent ici. M. Foulché-Delbosc s'est servi du manuscrit Chacón que, de tous les éditeurs de D. Luis, Pellicer avait été le seul à consulter et que M. Foulché-Delbosc, dans une courte préface, démontre avoir été le texte que D. Luis, sauf quelques réserves, considérait comme définitif. Enfin, M. Foulché-Delbost a joint à son édition tout un épistolaire dont la majeure partie avait été publiée dans diverses livraisons de la Revue Hispanique.

Il faut ajouter que M. Foulché Delbosc reconnaît avoir été aidé dans son travail par M. Alfonso Reyes, un des meilleurs écrivains hispano-américains d'aujourd'hui, un des écrivains de langue espagnole qui ont le mieux gardé la tradition conceptiste.

Il y a des voix diverses en Góngora, une richesse d'accents bien andalouse: est-ce ce rhétoriqueur abscons qui a écrit le fameux romance :

Laissez-moi pleurer,

Rives de la mer...

et tant d'autres élégies d'un ton si simplement populaire? Il ne faisait d'ailleurs en cela que suivre tous les grands poètes de son temps — et les plus savants — qui pensaient qu'il était de leur devoir d'accroître le trésor national du Romancero. Nous avons aussi de lui maints poèmes satiriques où éclatent cette grossièreté, ce hautain mauvais goût, cette brutalité sonore et bouffonne que l'on trouve tant au Siècle d'Or et qui sont, par, exemple, une des caractéristiques de Quevedo. Il y a enfin le Gôngora des sonnets, qui est magnifique : toutes les ressources du verbe, la pompe et l'exactitude, toutes les suggestions du rythme, l'emploi des sujets décoratifs les plus majestueux font des sonnets de Góngora une des merveilles de l'art espagnol ; et, comme les deux colonnes d'un portique à l'entrée de ce superbe temple, je veux citer le sonnet du Voyageur malade et l'Inscription pour le Sépulcre de Domenico Greco qui me paraissent les deux plus beaux. M. Francis de Miomandre, qui est un homme d'un goût rare, et qui, dans son Pavillon du Mandarin, a consacré à Góngora quelques pages très fines, les a traduits en français avec quelques autres. Je lui reprocherai seulement d'avoir cédé parfois à son instinct d'écrivain délicat et de n'avoir pas directement transcrit certaines singularités du texte espagnol.

Les sonnets annoncent déjà la transformation que subira la technique gongoresque dans le Polyphème et les Solitudes. Il est curieux de voir certains artistes, à la fin de leur carrière, se jeter résolument dans l'abîme, mais un abîme qu'ils se sont préparé dès leur début : ainsi Greco allonge désespérément ses personnages jusqu'à perdre tout contact avec la réalité. Pour rester dans le domaine de la poésie, nous avons l'émouvant exemple de Mallarmé exagérant certaines de ses méthodes et s'égarant dans un divin isolement.

Góngora, dans ses derniers poèmes, ne s'adresse qu'à une élite de gens cultivés. Il brise délibérément la syntaxe pour lui permettre, à l'exemple de la syntaxe latine, de suivre plus docilement les détours les plus capricieux de sa pensée. Aucun élément de sa phrase n'y figurera sans qu'il en ait tiré le plus grand parti esthétique possible : l'allusion, l'hyperbole chargent son vers, chaque idée est approfondie, chaque terrne est accompagné ou évoqué par un souvenir mythologique, historique ou géographique, ou un rappel de sa structure ou de sa forme. Il ne s'agit pas de notre périphrase néo-classique, conséquence du ridicule préjugé de la distinction entre mots nobles et mots vulgaires ; il s'agit, dans le vaste espace de l'enquête poétique, de ne choisir, en accord avec les nécessités de la rime et du rythme, que des matériaux dont on ait épuisé toute la substance et de les équilibrer pour construire un somptueux et solide monument ; les architectes et les décorateurs du style churrigueresque, si critiqué pour sa lourdeur, son emphase et sa complication, ne faisaient pas autrement. Il se peut que, sous tant de charges, les lignes principales disparaissent et que l'œuvre risque d'être obscure, mais quel amas de richesses! On songe au vers de Mallarmé :

Une splendeur fatale et sa massive allure.

Le norn de Mallarmé surgit à chaque instant lorsqu'on parle de Góngora. Ces deux cerveaux, par une mystérieuse fraternité, étaient organisés de la même façon. M. Marius André, maitre en gongorisme, l'a prouvé dans un article d'Hispania (janvier-mars g22) où il donne de nombreux exemples de prémallarméisme.

Restitue à ta muette horreur divine,

Amie solitude, le pied (mètre) sacré.

Au lieu, madame, du cristal brillant

Expirant des liqueurs nabathéennes.

….

La suavité qu'expire le marbre (approche I)

Est celle du lys mort, car ne pardonne encore

La sainte odeur à la cendre froide,

 

Il faut noter chez les deux poètes l'emploi de mots comme expirer dans leur sens latin, et ce souffle dans lequel ils expriment à peine un acte ou un sentiment, cette même fugacité mourante, ces perpétuelles agonies du thème lyrique. Tous deux emploient aussi des mots « insinuants, perfides», comme dit M. Marius André, tels que sinon (sino ) ; ces deux poètes platoniciens —conscients ou inconscients — sentent que tout n'est que reflets et ombres sur le fond de la caverne ; aussi usent ils à chaque instant de la condition prudente, de la négation, de l'alternative, d'allusions et d'illusions. Car c'est déjà créer une chose que de lui refuser l'existence ou de la mettre en doute.

M. Marius André a apporté à ses études gongoresques l'ardeur fanatique qu'il apporte à tous ses travaux. Il nous a déjà donné chez Garnier une traduction du Polyphème. Cette traduction a un aspect barbare, mais elle suit, mot à mot, les sinuosités gongoresques. En outre M. Marius André n'hésite pas, quitte à paraître étrange, à garder à un mot son sens latin, s'il l'a dans le texte. Toutes ces belles audaces font que nous attendons avec impatience sa traduction des sonnets et toutes les gloses qu'il lui plaira de publier sur le cygne de Cordoue, Don Luis le ténébreux.

Enfin je veux signaler aux lecteurs français désireux de s'instruire sur ce sujet un excellent article de M. Zdislas Milner sur Gongora et Mallarmé paru dans l'Esprit Nouveau de décembre 192o.

MÉMENTO. — La Vie des Peuples a eu le bonheur de s'adjoindre la collaboration de Melle Mathilde Pomès, qui lui a donné une étude sur Unamuno et la traduction d'une de ses trois Novelas, une des plus nues et des plus saisissantes, un schéma sec et volontaire; ainsi qu'une étude sur Ramón Gómez de la Serna avec la traduction de quelques-unes de ses pages. — Ce dernier a enfin publié un roman : la Viuda blanca y negra (La Veuve blanche et noire). Roman, certes, mais comme ses autres livres étaient le roman des seins, le roman de la médecine et des maladies, le roman du cirque, le roman du café. C'est toujours la même forme fragmentaire, ce sont toujours les mêmes variations d'une étourdissante virtuosité, c'est toujours Ramón, et c'est toujours admirable. La Veuve blanche et noire est le roman de l'amour ou, si l'on veut, du collage. Il y a, à la fin, un voyage de deux amants à Paris, et une vision de Paris qui est étonnante. — L'Institut français de Madrid, ces temps derniers, a entendu parler de littérature moderne, grâce aux conférences qu'y firent Jules Romains sur la poésie française d'aujourd'hui et José Ortega y Gasset sur l'art de Marcel Proust.

La revue Hermes travaille toujours à animer Bilbao et à en faire un centre de culture, en relations avec les grands centres européens, grâce à des hommes tels que Jésus de Sarria, son directeur, et Alejandro de la Sota, voyageurs à l'esprit curieux et à l'œil vif, et aussi le bon peintre Fermin Arango, qui est, en quelque sorte, l'arnbassadeur d’Hermes dans les milieux littéraires et artistiques parisiens. Le numéro de mai contient une singulière et belle nouvelle de Mme Rachilde.

Rafael Calleja a publié, en un magnifique volume, la conférence qu'il a faite à la Chambre officielle du Livre, la Foire de Barcelone, sur l'Editeur. C'est un sujet dont il peut parler en connaissance de cause et non sans une certaine fierté, puisqu'il est un des éditeurs espagnols les plus courageux et les plus entreprenants. JEAN CASSOU

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