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Vie de La Brochure
20 août 2018

Luis Sepúlveda et l’Italie

A l’écart de l’actualité, je reprends tout de même ce texte de Luis Sepúlveda publié dans Le Monde diplomatique chilien, où il rappelle son amour de l’Italie. Depuis le mois de mai, l’Italie ne cesse de produire les informations les plus sombres, qui renvoient, comme le note Luis Sepúlveda aux incapacités de la gauche. JP Damaggio

  

Oh belle Italie!

J'aime l'Italie parce qu'elle ne cesse de m'étonner pour le meilleur et pour le pire. Je l’ai parcouru du col du Brenner, à la frontière avec l'Autriche, jusqu’a Pantelleria touchant presque l’Afrique, et j’ai toujours pensé qu'une nation marquée par une si grande et magnifique diversité, par l'histoire et la culture, n'a presque pas besoin de gouvernements, pouvant bouger grâce à l'inertie générée par son histoire millénaire.

J'aime l'Italie pour sa gastronomie, le cinéma, la littérature, parce que je ne serais pas qui je suis et ce que je fais, si je n’avais d'abord découvert les films de néoréalisme et plus tard Ettore Scola, Roberto Rossellini, Federico Fellini, Gilo Pontecorvo, ou Michelangelo Antonioni. Je serais un orphelin de ne pas avoir lu Salgari, Pavese, Calvino, plus une liste d’auteurs qui rempliraient les pages. Je serais d’une pensée analphabète de ne pas avoir lu Gramsci, et je ne saurais rien de l'histoire italienne sans la lecture de Giancarlo de Cataldo, qui a pu raconter « il Risorgimento » un roman formidable.

J'ai souffert avec mes amis italiens des putasseries du présent. Je ne pourrai jamais oublier les travailleurs de la RAI applaudissant Gianni Mina, l'un des plus grands maîtres du journalisme le jour sombre où Berlusconi l'a jeté de la télévision. Et j’ai ri avec mes amis, bien sûr de tristesse, quand on a vu Berlusconi faire du travail social, balayant une rue, la seule peine qu'il a reçu des accusations de fraude et d'évasion fiscale quand s’est achevé l’époque du bunga bunga.

Comme beaucoup de mes amis italiens j’ai cru également qu’après l'ère sombre de Berlusconi, tout deviendrait juste un peu mieux, pas trop parce que les temps ne sont pas à l'optimisme excessif et que Berlusconi, avec tout ce qu'il représente, resterait encore présent dans le devenir politique.

En l'an 40 avant J-C. l'empereur Caligula, le même qui a nommé son cheval comme consul, a construit deux énormes navires qui navigueraient sur le lac Nemi, au sud de Rome. C'étaient deux navires impressionnants de plus de soixante-dix mètres de long, équipés de tous les moyens technologiques de l'époque et même d’un palais de marbre. C'étaient deux beaux navires, mais le lac était et est petit, et malgré tous leurs dons, ces navires ne pouvaient aller nulle part. La même chose s'est produite avec la gauche italienne. Elle a construit un navire à la structure fragile, les galériens ne pouvaient pas se mettre d'accord sur la direction dans la quelle ils ramaient, et les barreurs ont été limités jusqu'à faire tourner la roue sur elle-même sans se soucier du bâbord ou du tribord, apparemment satisfait de rester au même endroit ; ils ont perdu la notion de sens avant de le fixer.

Et pendant que la gauche se regardait le nombril, de l'indignation sociale a surgi le Mouvement Cinq Etoiles, ni à gauche ni à droite, mais bien tout le contraire, sans autre programme que les réactions spontanées, et la négation frontale de la complexité de l'économie, de la société, de la culture et de la politique. Si les réactions aux problèmes surviennent spontanément, les solutions ont la même mécanique.

A droite, l'insistance de Berlusconi, à occuper le leadership, en dépit de sa nouvelle chevelure estampillée sur le crâne, la chirurgie du visage qui lui a donné un aspect de mandarin en déclin et ses nouvelles dents d'une blancheur éclatante, n'a pas convaincu toute sa masse de disciples d'antan qui a fait défection vers la Ligue du Nord, ouvertement fasciste, xénophobe, homophobe, qui agitait des drapeaux « la faute de tout c’est l'autre. » et les autres sont les immigrés et les Italiens pauvres du sud.

Apparemment, il était très difficile pour le Mouvement Cinq Etoiles et la Ligue du Nord de s'entendre pour parvenir à un accord. Ainsi, deux mois se sont écoulés depuis les dernières élections, avec une gauche ayant disparu grâce au bonheur de sa fragmentation et une droite détruite par l’entêtement de son ancien chef anachronique. Apparemment, rien ne bougeait, comme il arriva pour les navires de Caligula, et tout commençait à couler, jusqu'à ce que le Mouvement Cinq étoiles et la Ligue du Nord aient constaté que le mélange du lepénisme et la Nouvelle Italie, et un concept de démocratie directe dans laquelle tous participent sauf ceux qui ne pensent pas comme moi, on a eu un cocktail avec une apparence appétissante. C'est ainsi que des gens comme Steve Bannon, l'ancien conseiller de Trump, Marine Le Pen, et ce démocrate hongrois exemplaire, Viktor Orbán, l'ont rapidement salué.

Donc, apparemment, il y aura un gouvernement composé du Mouvement des cinq étoiles et de la Ligue du Nord, mais les différences ne sont plus substantielles dans leur ampleur. La Ligue du Nord a proposé une réduction d'impôt qui profite directement aux plus riches et le Mouvement Cinq étoiles propose le revenu minimum, que la Ligue du Nord considère comme un don injuste pour le sud paresseux.

Sans analyses ou études complémentaires, les deux formations s’accordent en faveur d’un départ de l'Italie de l'Union européenne et de la monnaie unique. Le Mouvement des Cinq Étoiles prévoit de le faire à travers un référendum et la Ligue du Nord à travers un simple décret présidentiel.

À l'heure actuelle, ils ont la ferme intention de démanteler tout ce qui a été fait pendant les mille jours de gouvernement Matteo Renzi et changer radicalement la politique d'immigration quasi inexistante. Pour la Ligue du Nord, il suffit de laisser les migrants se noyer en Méditerranée et d’expulser ceux qui sont arrivés en Italie. Le Mouvement Cinq Etoiles, quant à lui, n’hésite pas à qualifier de « taxi de la mer » les ONG qui sauvent des vies, des gens, des êtres humains qui jouent tout, en implorant le simple droit de vivre.

L’Italie me surprend toujours, et comme je connais les nobles personnes de la gauche italienne, j’ai encore confiance en la sagesse qui aboutira à un effort commun. Le populisme spontanéiste essayera de nous dire qu'il n'y a plus d'idées émancipatrices capables de bouger la société, mais nous, comme Galilée devant le tribunal de l'Inquisition, nous devons répéter « Epur si muove », parce que malgré ce que nous connaissons aujourd'hui, nos idées redeviendront le moteur qui fera bouger la société.

Luis Sepúlveda, 11 mai 2018

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