Jean Marcenac et les cordonniers
En 1981 les Editions sociales ayant des difficultés elles tentèrent de lancer Messidor avec une collection d’Alain Guérin, La vérité vraie. C’est dans ces conditions que le poète communiste Jean Marcenac a été conduit à publier Je n’ai pas perdu mon temps, titre qui à mon sens ne reflète pas le livre. Il y raconte en particulier sa vie toulousaine de 1932 à 1939, aux côtés de Lucien Bonnafé, d’où j’extraie ce passage en lien avec une de mes obsessions, pourquoi de nombreux cordonniers furent membres du PCF :
« Lorsque les camarades du parti me réclamaient, j'y allais toujours avec plaisir [à Saint Girons], heureux de passer un ou deux jours chez Gaston Massat, heureux aussi de longues conversations avec le secrétaire de la section, Platon Gauvain, un cordonnier.
Beaucoup d'artisans de ce corps étaient communistes. C'est qu'à une époque où les souliers s'estimaient encore à leur durée, plus qu'à leur premier aspect ou à la mode, le cordonnier, le bon cordonnier comme Gauvain, était un véritable bienfaiteur. C'est lui qui remédiait à l'inévitable usure des semelles, aux craquelures, aux déchirures de l'empeigne, qui cousait une pièce sur un trou et prolongeait ainsi une marchandise, pour les travailleurs, la plus onéreuse de leur vêture. Le cordonnier, autant que le boulanger ou l'épicier, était directement branché sur les besoins et la pauvreté. La prise de conscience lui était aisée. Bien plus tard, écrivant Les Petits Métiers, c'est cette idée que j'ai essayé de traduire et il me souvient, ajustant le poème, d'avoir souvent regardé la reproduction du tableau célèbre de Van Gogh dans lequel toute l'injure du monde est ramassée dans une paire de souliers :
Chaque heure trottine trottine
Sort des égouts sort des ruines
Chaque instant est de vermine
O misère d'un temps dont le temps n'a que faire
Caillot des jours inacceptables
Partez d'ici Partez d'ici
Vous irez loin sur mes semelles
Mes braves piétineurs dans l'ordure des jours
Si je besogne pour les pauvres
Qui vont pareils aux Patagons
En écrasant sous leurs sandales
Les rats dont ils se nourriront
C'est pour qu'ils aillent jusqu'au bout.
C'est à ce destin des dépossédés, à cette promesse qu'ils portent en eux que songeait Gauvain, c'est d'elle qu'il m'entretenait, tandis qu'un vieux soulier embauché sur le pied de fer fiché dans un billot de bois calé entre ses genoux, il tapait, tapait à grands coups de marteau sur le cuir pour lui donner la force de résister jusqu'au terme du chemin, jusqu'à l'avenir. »
Je remercie Jean Marcenac d’avoir tenté cette explication mais elle se conteste elle-même ! Je lis : « Le cordonnier, autant que le boulanger ou l'épicier, était directement branché sur les besoins et la pauvreté. » sauf que justement très peu de boulanger et encore moins d’épicier furent actifs dans le camp des démocrates !
Bien sûr, pour une part l’explication sociologique est juste, mais très insuffisante. J’ai croisé à Montauban, des cordonniers au cœur du monde sans-culotte de 1793, au cœur des la révolution de 1848 et donc au cœur du courant communiste dès 1920. Il faudrait interroger le fonctionnement de la corporation des cordonniers avant même la révolution. Puis noter qu’à fabriquer des chaussures les cordonniers étaient beaucoup plus au service de classes aisées, qu’au service des classes pauvres, qui longtemps fréquentèrent surtout le sabotier. Je l’ai déjà écrit, l’engagement démocrate venait plutôt du fait que son échoppe était une place publique. D’ailleurs dans son témoignage Jean Marcenac indique que l’artisan lui parle tout en exerçant son métier. L’échoppe était un lieu de conversation permanente, là où se construisait les opinions, dans un lieu où se mesurait l’écart entre ceux qui se payaient de belles chaussures et ceux qui faisaient seulement réparer. J-P Damaggio