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Vie de La Brochure
3 juillet 2019

Léon Cladel : une bande de saints

Voici une partie d'une nouvelle de Cladel que je ne connaissais pas.

 

La lanterne 22 avril 1877

UNE BANDE DE SAINTS

Oui, mes amis, j'en tombe d'accord, nous dit ce vaillant homme, retour de la presqu'île Ducos, cette pieuse clique est aujourd'hui ce qu'elle a toujours été, parbleu ! Tenez, sous feu Badinguet (1), ce brave homme que pleure à l'envie, pécaïre, il l'a bien mérité ! Basile et Ratapoil, il m'arriva, je m'en souviens, une aventure assez singulière que je vais vous conter. En ce temps-là, j'étais propriétaire tout comme M. de Broglie aujourd'hui.

Donc, certain soir, comme je revenais à cheval des Basses-Michèles, maigre patrimoine qui ne m'eût pas rendu censitaire, alors que les révérends pères Guizot et Thiers gouvernaient Louis-Philippe, en plein Grisolles, mon bourg natal, une charrette chargée de souches et de troncs d'arbres effarouche Tlemcen, mon arabe; il s'arrête court et je crus être désarçonné; remis quelque peu, j'engage contre lui une lutte à outrance; il veut reculer, je le pousse en avant; il hennit, il écume ; mes éperons fouillent ses flancs, il s'enlève, il bondit sur lui-même; je le frappe, je le déchire, il s'ébroue, il rue, il se cabre, il s'élance, il s'abat. Je roule à terre, je suis debout, j'entends un cri, je m'élance…

.. Ici, citoyens, je suis obligé de vous parler du Pérugin (2), de qui Courbet, vous savez, le déboulonneur, disait avec cet accent franc-comtois que n'a pas tout à fait perdu Victor Hugo : « Que nous veut-il, celui-là, avec ses saintes nitouches qui ont des afles; est-ce que nous connaissons ces engeances emplumées. » Si vous vous rappelez, camarades, les vierges de Pietro Vannucci de Castello della Piève, près de Pérouse en Ombrie (où, remercions le diable, le pape n'est plus roi), vous voyez celle qui poussa ce cri de terreur : même visage pâle, un peu dur et très émacié, même corps frêle et sous la robe ample et froncée, même cheveux d'or aplatis sur les tempes, même expression continente, même attitude gauche et chaste; mêmes yeux bleus pleins d'une mélancolie «émue, même sourire doux et encore maladif.

Cette Pérugine appartient au plus vilain bonhomme qui soit ; il a nom Isidore Yssanchou. Sacristains, dévots, marguilliers, fabriciens, mystagogues, bref, tout ce qu'il y a de tartuffes à Grisolles, se donnent rendez-vous dans sa maison; on va même jusqu'à dire que le petit-collet de l’endroit, un certain Agnel Bainech, est pour quelque chose dans la ciselure du bijou catholique dont il me plut, à première vue, de tomber éperdument amoureux.

Vrai, ben lurens à qui je parle, il ne me fut pas facile de pénétrer en la citadelle mystique où s'épanouissait le lis, et, si j'y réussis enfin, je le dus quelque peu, ma parole, à la complicité de Marie, non pas celle de Joseph, mais une autre non moins intéressante et qui, seule, ne fut pas dupe de mon amour subit pour la calotte que j'avais toujours, combattue avec tant de nerf. J'usai de diplomatie : il faut bien hurler avec les loups et jésuiter avec les jésuites; on crut à ma conversion et bientôt on m'accueillit dans le sanctuaire où, faisant patte de velours, onctueux et nigaudines autant que je pus le paraître, j’entrai, conduit par le respectable abbé Bainech en personne, qui y règne, et qui m'appelait bruyamment son cher fils, son doux Jésus, que sais-je encore ! sa jeune ouaille ramenée au bercail.

Il est beau le bercail ! Figurez-vous d'une vaste cuisine déguisée en salon. Aux murs tapissés d'un papier jaune jadis vert, et sur lequel est représentée l'histoire de Joseph et de madame Putiphar, sont appendus des chapelets, des cilices, des scapulaires, des médailles, des bénitiers, des goupillons, du buis bénit, des encensoirs, des reliques, des burettes, etc., etc. Dans un coin bâille une bibliothèque contenant uniquement les œuvres des révérends pères de la Compagnie de Jésus ; quelques numéros de l'Union traînent sur une table oblongue, revêtue d'une vieille chasuble ; autour de la table grimacent une douzaine de chaises, au dossier desquelles sont inscrits les commandements de l'Eglise ; affectant des manières de trône, un vieux fauteuil, de cuir vert, porte, en guise de panache, une bannière où je lus : Esprit-Saint, descendez en nous ! Le seul Agnel Bainech peut occuper ce siège ; il faut voir comme il s'y rengorge. Une boîte de verre, posée sur le chambranle de la cheminée, renferme une statuette ; Marie dit que c'est Dieu le Père en petit. Accrochés à de longs clous plantés dans la muraille, enguirlandés de roses et de laurier et fortement enluminés, brillent deux portraits à l'huile : un enfant blond, en habit bleu parsequillé d'argent, en culottes blanches et en bonnet à poil; en regard, un quadragénaire roussâtre, vêtu de noir, rougeaud et replet, la main sur le cœur ; au-dessous des tableaux flotte une bande de calicot où les mots suivants, en lettres d'or, tirent l'œil : Les deux âges :de Sa Majesté Henri cinquième, et Dieudonné, Navarre et Francis rex; et, plus bas :

0 notre Henri, reviens, -reviens en France,

Oint du Seigneur, ton peuple est en souffrance,

Toi qui exerces les théologales vertus,

De ton glaive relève les autels abattus !

« Telle est la tanière ; voici ses hôtes : d'abord M. Isidore Yssanchou ; taille : quatre bras cinq pouces, ventre à la Louis XVIII, ventre et mains suffisamment poilus, pieds palmés, tête de grenouille; costume : pantalon, gilet, lévite marron, bourguignotte de tonsuré, sandales de carme, attitude de frère ignorantin, voix d'employé à la chapelle Sixtine. Ensuite l'excellent Agnel Bainech, comme on dit ici. Comment vous le dépeindrai-je ? Mettez une trogne sur une soutane, et un tricorne sur une trogne, et vous aurez le personnage. Quant au capitaine Crevarelle, qui fait partie de cette légion, ne laisse pas que d'être curieux, sa tête de boule-dogue porte un chapeau gibus, et son corps habite une veste de chasse à boutons d'or; des reliques en breloque chantonnent et piaillent sur son abdomen ; il tousse, il sacre, il geint, il siffle, il crache ; qu'on ne l'approche pas de trop près, ou gare les terribles moulinets de son cep de vigne.

Long, calleux, tanné, aussi sec que les béquilles dont il se sert, jambes en point d'interrogation, je vous présente Emmanuel Quéferrat. Il a du Torquemada dans l'œil, du Richelieu dans le nez, du Gobseck dans les doigts et du père Loyola partout. Il parle toujours à voix basse, et le plus souvent à M. Nota, nain blafard, à lèvres minces, à lunettes bleues, à face plate, qui sourit sans cesse, et c'est pourquoi Isidore Yssanchou l'appelle le doux M. Nota. Cet être a quelque chose d'une vipère qui porterait des besicles et qui aurait l'air bon garçon. Les deux domestiques de l'Yssanchou méritent mention. Benjamin Lanitier est une sorte de héros morose, toujours planté sur une seule patte, et Bernardine une guenon hors d'âge. Au milieu de ces monstres embaume et luit et chante Marie, ma colombe, ma vierge, la Pérugine que je vous ai crayonnée. -

Léon CLADEL. (à suivre)

1) Badinguet est le nom que Cladl donne à Napoléon III

2 Le Pérugin surnom de Pietro Vannucci de Castello della Piève, peintre né v. 1448 à Città della Pieve, près de Pérouse, en Ombrie - mort en 1523 

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