L’édition complète d’I.N.R.I de Cladel
I.N.R.I. a attendu 1997 pour être publié dans sa version intégrale. Pensez, un roman sur La Commune… Je tombe aujourd’hui sur sa présentation par Yves Reboul. J-P Damaggio
Revue Littératures
Reboul Yves. Léon Cladel, I.N.R.I. , édition introduite et annotée par Luce Czyba, (collection « Idéographes »), 1997. In: Littératures 39, automne 1998. pp. 227-229;
Léon Cladel, I.N.R.I. , édition introduite et annotée par Luce Czyba, Du Lérot éditeur (collection « Idéographes »), 1997, 344 p.
Voici une publication qui, en un sens, fait événement. Connu surtout comme romancier régionaliste et populiste, ami de Baudelaire (qui préfaça son livre Les Martyrs ridicules), proche du milieu parnassien, Cladel a été tenu de son vivant, aussi bien par Barbey que par Huysmans, pour un styliste de premier plan tout en faisant l'objet, pour des raisons sans doute largement politiques, de réticences que lui-même finit par interpréter en termes de conspiration du silence. Excellente raison d'en juger en appel : cette édition nous en fournit opportunément les moyens. Cela d'autant plus que cet intérêt du livre se redouble d'un autre, historique, qui fait d'I.N.RJ. un document tout à fait exceptionnel. Car il s'agit au premier chef d'un témoignage sur la Commune, dont Cladel a vécu la tragique histoire en témoin et en spectateur passionné, bien qu'il ait quitté la ville à la veille de la Semaine sanglante.
Le lecteur est donc conduit, à travers les tribulations de l'officier Jacques Râtâs, rallié au parti fédéré, et de sa maîtresse, l'ouvrière parisienne Urbaine Hélioz, de la chute du Second Empire à l'écrasement du mouvement communaliste. Il y a là des moments d'une vie intense : l'entrée des Prussiens dans Paris, les réunions électorales, tenues dans une ambiance de surchauffe et d'exaltation, l'insurrection du 18 mars, le tragique retour dans Paris de l'armée fédérée vaincue dans sa tentative de prendre Versailles. Certaines de ces scènes sont effectivement d'un grand peintre et d'un styliste dont on comprend qu'il ait suscité l'admiration de ce passionniste qu'était Barbey. Il est vrai qu'en la matière, on était déjà comblé avec Mes Cahiers rouges de Maxime Vuillaume et surtout avec l'admirable Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray. Mais s'il est exact que, sur le plan historique, le témoignage d'I.N.R.I., a quelque intérêt qu'il ne nous fait sans doute pas oublier ces grands prédécesseurs, le roman de Cladel présente en revanche une caractéristique qui le place hors de pair : il met en récit tout un discours idéologique, avec ses mythes, ses fantasmes et ses mots-clés. Ce qui fait de lui un livre à peu près unique dans la littérature de la Commune. L'onomastique le dirait à elle seule.
Passons rapidement sur le nom de Râtâs : si le héros insiste fièrement sur les deux accents circonflexes qu'il exhibe, c'est sans doute que Cladel veut insister sur les racines occitanes et paysannes du personnage (en quoi l'on retrouve quelque chose du romancier régionaliste). Mais c'est aussi qu'à travers la mise en exergue de telles origines se déploie une de ces oppositions radicales qui structuraient le discours communeux : fondamentalement, Râtâs est un rural, même s'il se rallie en définitive à la Commune ; et il aurait donc dû en bonne logique être du parti de Versailles (rappelons que dans son Chant de guerre parisien, Rimbaud appelle les Versaillais les Ruraux). Opposition implicite, donc, dans son cas, mais qui donne leur véritable dimension aux deux personnages principaux : car parisienne par son prénom (et donc opposée de naissance aux Ruraux), Urbaine Hélioz renvoie par son seul nom à une mythologie politique qui plongeait ses racines dans les « emblèmes de la raison » de 1789, celle qui faisait du soleil levant, le symbole de l'avènement d'une société de liberté gouvernée par les Lumières. Cette symbolique restait très vivante (et ce devait être la dernière fois) dans une Commune qui, après tout, fut gouvernée par les Néo-Jacobins : rien d'étonnant dès lors à ce que Cladel invente une telle onomastique, ni à ce qu'il réactive, dans les discours que tient Urbaine à son amant, la vieille opposition entre le peuple gaulois et l'aristocratie, opposition bien antérieure à la mais qui avait été réactivée au XIXe siècle pour exclure l'aristocratie de la nationale (on la trouve un peu partout, chez Quinet ou Sue par exemple, et il y en a même des échos chez Nerval). Mais dès lors, on comprend que le titre du roman est né de la même logique, ainsi que la scène finale à laquelle il renvoie : si les Versaillais vainqueurs crucifient Râtâs et inscrivent sur son gibet les lettres I.N.R.I., c'est parce que dans un discours idéologique qui remontait en gros à 1848, le Peuple était le nouveau Christ souffrant et aussi parce que, dans ce même discours, on glosait volontiers sur un Christ sans-culotte garant d'une religion nouvelle et démocratique.
On voit quelle est la démarche du romancier et aussi qu'elle donne au livre une grande part de son intérêt : à travers un tel texte, c'est toute l'articulation d'une certaine pratique littéraire dix-neuviémiste au discours idéologique contemporain qui révèle sa logique profonde.
Resterait alors à revenir sur le style de Cladel et sur une de ses caractéristiques les plus saisissantes : la construction d'immenses phrases à la syntaxe tourmentée et dans lesquelles le baroque du vocabulaire ne craint aucune audace. Cladel précurseur de Proust ? N'allons pas trop loin. Mais ce qui est vrai, c'est que cette rhétorique-là, dans laquelle l'influence du style artiste se laisse aisément deviner, permet à l'auteur d'étranges audaces : l'évocation d'une nuit de noces, par exemple, en termes pour l'époque. Sans doute est-ce cela, autant que les raisons politiques, qui empêcha le livre de paraître en 1887 et amena les éditeurs de 1931 à pratiquer de larges coupes : car celles-ci, à l'examen, se révèlent stylistiques pour l'essentiel. Et c'est tout le mérite de cette édition, excellemment introduite par Luce Czyba, que de nous livrer pour la première fois le véritable texte de Cladel. Le lecteur ira donc de surprise en surprise et, s'il devra parfois admettre que l'audace stylistique de l'écrivain ne fut pas un bonheur, il fera connaissance avec un livre qui, à tous égards, mérite de sortir définitivement de l'oubli. On souhaite donc à cette édition réellement nouvelle, et dont il faut redire la qualité, beaucoup de lecteurs de bonne foi : grâce à elle, ils découvriront un véritable écrivain et aussi un moment somme toute capital de l'histoire culturelle de la France au XIXe siècle. Yves REBOUL