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Vie de La Brochure
1 février 2020

La plage des islamistes selon Kamel Daoud en 2016

Kamel Daoud

L'auteur de « Meursault, contre-enquête » a lu "En quête de l'Etranger" de l'universitaire américaine Alice Kaplan. L'occasion pour lui d'explorer les nouvelles cartes mentales de ces rivages devenus lieux de tragédies

PAR Kamel Daoud

 

La géographie a ses castings dans les médias et les imaginaires : ce fut le monde de l'île, sa possibilité, son extinction ou son mythe de la robinsonnade. Précédé par le «continent», à découvrir, dévorer ou coloniser, ou cartographier. Puis le pays des patriotismes, perdu, à défendre ou à rêver. Vint le tour, au bout du siècle, de la «plage» : lieu du meurtre, du corps, de la rencontre et, finalement, de la promenade du touriste et du terroriste. Meursault y inventa l'absurde, et l'islamisme y consacra le siècle malade du burkini. Faut-il condamner Meursault ? ou le burkini ? «La plage» chez les islamistes est un lieu mauvais car c'est le lieu du corps dont est dépossédé le Dieu. La rencontre scandaleuse de la chair et de la lumière. On y répond par ces brigades qui, en Algérie, ont tenté des campagnes pour «voiler» les baigneuses, les intimider en menant des prières près de leurs parasols ou en appelant les hommes à «prouver» qu'ils sont des hommes en voilant leurs femmes (slogan machiste lancé l'année dernière : « Sois un homme, voile ta femme ! »).

La plage est aussi le lieu du malaise; les Algériens y nagent comme dans un mur : figés, incapables d'oser, crispés autour du mât de la croyance, intimidés par le brusque éclairage du présent qui repousse à l'ombre la confession qui sert d'écran solaire. On y va en famille, surveillant les regards concupiscents, soucieux de la nudité du genou et du tracé du territoire «parasolaire», ou étalant le muscle, la richesse ou le clan. On sépare la plage entre riches un peu plus libérés et plèbe réduite à la croyance, faute d'autres certitudes. La plage provoque un débat cyclique, chaque été, entre médias islamistes en Algérie et médias dits «démocrates» ; le bikini contre le burkini, le sel contre l'au-delà. Il faut imaginer la scène avec un Meursault devenu inquiet par la faute d'une métaphysique, se promenant avec son amie, Marie, devenue Meriem, mais harcelé par le prêtre omniprésent qui le somme de couvrir le nu, d'abdiquer devant l'invisible et de consacrer la culpabilité de la chair. La plage, dans le monde dit «arabe», est l'espace de la résurrection mal vécue du corps sous les décombres des croyances.

Mais la plage est aussi le lieu de la polémique en France et dans le monde. Le burkini a provoqué le même débat sur le corps et le soleil et le couteau de la lumière crue. Des situations inversées, ou en chiens de faïence, selon l'hémisphère théologique où l'on réside. Faut-il accepter l'irruption de la croyance dans la chair qui en sera enveloppée ? De l'invisible qui veut rendre invisible le corps et proclamer l'indistinct comme valeur et l'effacement comme vertu ? La femme comme domaine d'extension de la plage et la plage comme art de la guerre (français ou pas) ? Soudain, ce lieu, cette bande mince entre la mer et la chair est devenue la frontière entre l'au-delà et la loi. L'islamisme est-il un culturalisme ou un racisme inversé ? A trancher. Le soleil, le sel et la dureté de la lumière rendent aveugle et poussent à tirer sur l'allongé, le gisant. Le clip sur le Net de la femme sommée de se dévoiler sur une plage à Nice a fait la joie de la propagande islamiste : voici née une version de «l'Etranger» au nom du burkini. La victime sur le sable, allongée et encerclée, est donc «l'Arabe» selon cette propagande. Elle est présentée comme victime d'une version de «l'Etranger» où l'Arabe est une Arabe.

Il y a quelque temps, ce fut l'inverse de l'inverse en Tunisie. A Sousse, les images de ce tueur en short, déambulant avec calme sous le soleil, armé d'une kalachnikov, obsèdent. Il avait cette même indifférence, cette rupture entre l'acte et la raison coutumière, cette désinvolture face à la mort et à la conséquence. Se baladant sans inquiétudes trop humaines, après avoir tiré dans le tas des chairs et des corps. Un «Arabe» et 38 morts. Un étranger et 38 «Arabes ». Le lieu de la tragédie du siècle est donc «la plage». Ce lieu où finit le monde de l'agenda pour le touriste, où s'entame le monde pour l'immigré clandestin, où se cultive la fin du monde pour le terroriste. L'un y vient pour tuer le temps, l'autre pour tuer et l'autre pour s'y tuer. C'est selon.

A quelques kilomètres d'Oran, dans l'ouest de l'Algérie, une autre plage. Encerclée par le raz de marée du béton, salie par cette indifférence écologique des habitants plus soucieux des jardins du paradis après la mort, prise à la gorge entre la vague lunaire et le déferlement urbain. La plage de Bouisseville, dédaignée ou polluée. Lieu inconnu sauf pour les habitants de la région où les pieds-noirs qui s'en souviennent avec chaleur et émotion. Pourquoi ce lieu à ajouter au catalogue des déclinaisons de la «plage universelle» ? Parce qu'Alice Kaplan, auteure d'« En quête de l'Etranger », professeure à l'université Yale, vient d'en exhumer le mythe. C'est le lieu exact du fait divers qui a inspiré Camus pour l'écriture de son « Etranger ». Petite moquerie pour l'auteur que je suis : voici que le lieu du crime était sous mes yeux alors que je cherchais un nom pour l'Arabe dans ma tête. Labyrinthe de la bibliothèque mythologique : la femme qui enquête dans « Meursault » existe vraiment et elle a fini par trouver la plage et «l'Arabe» il s'appelle Kaddour Touil et avait une femme française et une tuberculose, qu'il soignait au même moment que Camus, en France. Le roman répond finalement avec cette enquête au test de l'exactitude mais préserve, indépassable, sa vérité : on y a retrouvé le réel mais cela ne va jamais épuiser la littérature. On n'explique pas le temps quand on démonte une horloge. «En quête de l'Etranger» est donc un autre roman sur le roman, une enquête policière sur l'un des crimes les plus célèbres du siècle. L'Arabe est donc oranais et la plage est celle de Bouisseville, près d'Oran. Lieu effacé d'une robinsonnade malheureuse où le naufragé tue le temps et donc un Arabe, et finit dans le soliloque du perroquet et sa phrase fascinante : «Pauvre Meursault où es-tu ?» La plage est donc la géographie de notre siècle : là où la terre s'interrompt face à la mer ou l'au-delà; scène d'un livre sacré : un homme aveuglé par un buisson ardent, incapable d'ouvrir ses yeux ou de séparer la mer en deux, et d'atteindre le salut On peut continuer sans fin à en recomposer le sens. 

« En quête de l'Etranger », par Alice Kaplan, Gallimard, 336 pages, 22 euros.

 

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