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Vie de La Brochure
2 avril 2020

Théophile Gautier relance La Revue de Paris

Je n’ai jamais vraiment croisé cet écrivain. Davantage sa fille. Pourtant il fut un des piliers de son siècle (1811-1872). Il nous rappelle qu’à l’époque une classe de gens voyageait beaucoup. Je le mentionne ici car en octobre 1851 il relance une Revue : La Revue de Paris. Dès sa naissance cette revue autour de 1830, s’est voulue l’adversaire de la Revue des Deux Mondes. Et c’est encore le cas en 1851. Mais en 1855, Gautier quitte la Rédaction du journal La Presse où il intervenait aussi et entre au Moniteur Universel, le journal de Napoléon III qui a su absorber beaucoup d’écrivains. La Revue de Paris va être interdite en 1858 pour renaître ensuite. Voici le début du Liminaire de Théophile Gautier qui donne un aperçu de l’ambiance intellectuelle. «Liberté absolue» que Flaubert pris au sérieux, permettant à la Revue de publier en feuilleton sa Madame de Bovary dont il découvrira… qu’elle fut tronquée. J-P Damaggio

 

Octobre 1851 Revue de Paris

LIMINAIRE. Théophile Gautier

Nous allons faire une revue nouvelle sous un vieux titre à qui le succès n'a pas manqué, la Revue de Paris. — Le moment est-il bien choisi pour une œuvre purement littéraire? Les expérimentés et les prudents répondraient non. — En effet, la gravité des événements, l'évidence des préoccupations politiques, l'attente ou la peur de l'inconnu qui tourmentent les esprits, sembleraient leur donner gain de cause. Ce qui arrêterait des spéculateurs et des gens habiles, est précisément ce qui nous détermine. C'est parce que l'époque est mauvaise pour l'art, que nous publions ce recueil où l'art tiendra la meilleure place. Il ne faut pas abandonner ses amis dans l'infortune.

D'ailleurs, est-il bien vrai, comme on dit, que le temps n'est pas à la poésie? ces grands mouvements de l'humanité qu'on appelle des révolutions, abaissent-ils le niveau des intelligences ? le tumulte des faits ne vient-il pas de l'ébullition des idées? n'est-ce pas le verbe qui soulève les masses avec sa force immense ? deux ou trois substantifs ont changé la face matérielle du monde.

On s'est trop accoutumé à regarder la vie comme le désordre et la mort comme le calme. Le cimetière est plus tranquille que la cité, mais c'est le cimetière, et nous ne voyons pas pourquoi un changement dans les formes gouvernementales, une rumeur plus bruyante des discussions du forum gêneraient l'épanouissement de l'art.

L'âme humaine est multiple. Ses appétences sont variées, et elle a des fenêtres ouvertes pour tous les courants. L'on peut écouter le tribun et le poète ; et qui empêche, en revenant de la place publique, où se discutent les affaires, de jeter un coup d'œil à la statue silencieuse dont la blanche silhouette tranche sur le bleu du ciel?

Bien des gens, qui ont leurs raisons pour cela, taxent l'art de frivolité, de divertissement d'oisif, d'inutilité brillante qu'on doit rejeter dans les circonstances sérieuses de la vie des peuples : ils permettent tout au plus de le cultiver comme ces belles fleurs de serre qui n'ont point d'usage direct, dans les années de paix et de halte où l'on ne saurait faire un autre emploi de son temps. —Ces gens-là se représentent volontiers les poètes comme des espèces de fakirs absorbés dans la contemplation d'eux-mêmes, insensibles à tout ce qui se passe autour d'eux; ils oublient qu'Eschyle combattait à Marathon, à Salamine, à Platée, que Dante prit une part active aux factions de Florence, que Byron, tout en rimant don Juan, allait mourir pour l'indépendance de la Grèce, que Béranger contribua à la chute de la Restauration, et que la révolution de février est, en grande partie, l'œuvre d'un poète lyrique. Nous ne sommes ni une camaraderie, ni une école, ni un cénacle à doctrine abstruse. Tout en admirant avec une sympathie respectueuse les grands noms des temps passés et de ce siècle, si riche déjà, nous ne professons aucun fétichisme servile. Nous pensons que ce que l'homme a fait, l'homme peut le faire, et nous croyons fermement que l'éternelle nature n'est pas épuisée. Que le but soit atteint par nous ou par d'autres, peu importe, pourvu qu'il soit atteint; pour nous, l'art passe avant l'artiste, l'œuvre avant le nom, la signature est la dernière chose que nous regardons.

Il nous eût été facile de développer ici une théorie particulière, une espèce d'art poétique à notre usage, sauf à y manquer, comme cela se pratique, dans le courant du numéro même. Nous nous en abstiendrons ; les dissertations de ce genre sont presque toujours d'une inutilité parfaite, et le moment de réaliser est venu. Moins de grammaires et plus de livres, moins de critiques et plus d'œuvres, moins de traités de versification et plus de poèmes.

Nos principes en littérature se réduisent à ceci : liberté absolue. Que chacun cherche le beau par son sentier ; celui-ci à travers les lauriers roses et les rochers de marbre de la Grèce ; celui-là sur les sommets brumeux du Bloksberg, dans les fantaisies du Walpurgisnactstraum. Depuis l'idéal le plus éthéré jusqu'au réalisme le plus absolu, depuis le caprice le plus effréné jusqu'à l'observation la plus exacte, nous admettons tout, avec la forme pour seule condition. — Il pourra arriver, il arrivera sûrement que le même volume de la Revue contienne deux articles diamétralement opposés d'exécution et de doctrine. Nous ne nous chargerons pas de les concilier. — Chez nous, personne n'est solidaire de la page qu'il ne signe pas. A chacun la responsabilité de son œuvre. Le public jugera. Nous ne demandons aucun sacrifice de croyance d'idée ou de système, nous n'avons pas de couleur dont on soit forcé de se teinter, et nous ne présentons "pas d'uniforme aux rédacteurs que nous voulons enrégimenter. Chaque œuvre sera religieusement respectée. — Nous refuserons, mais nous ne raturerons pas ; enlever un mot d'une phrase est aussi coupable, aussi barbare que de casser le nez d’une statue ou d'enlever une saillie à un bas-relief. Il ne faut même pas qu'en travaillant pour la Revue on exerce sur soi cette censure intérieure et préalable qui prévient la correction par le sacrifice, espèce de travail secret auquel se soumettent les talents les plus libres et les plus fiers en approchant d'un journal. Que le poète ouvre les ailes de sa strophe toutes grandes, on ne les lui rognera pas ; pour lui laisser son envergure entière, on élargirait plutôt la Revue.

 Ce que nous souhaitons, avant tout, c'est d'avoir chaque auteur obscur ou illustre dans sa forme idyosyncratique, dans son originalité caractérielle, dans sa libre et franche nature, sans timidité ni réticence, avec sa saveur amère ou douce, ses allures, ses habitudes, même ses tics, comme il serait s'il écrivait pour lui-même.

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