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Vie de La Brochure
26 mai 2020

Redeker défend Platon

Marianne a toujours ouvert ses colonnes à Redeker qui ici entreprend une défense de Platon à l'occasion de l'édition de ses oeuvres complètes. JPD

15 au 21 mai 2020 / Marianne / 65

 Platon remonte de la caverne

 Poussiéreux, le génie de l'Antiquité ? Valable uniquement pour un monde ancien ? Hormis quelques contemporains demeurés attachés au philosophe grec comme Jean-Luc Nancy et Alain Badiou, les penseurs se déchaînent sans retenue contre leur vénérable ancêtre. Explications et défense d'une œuvre d'une éternelle actualité. PAR ROBERT REDEKER

 Platon ne serait-il qu'un simple support pour des exercices de style destinés à assouplir l'intelligence, comme le sont les mots croisés ? Vraiment ? Il serait alors à la pensée ce que la musculation est aux joueurs de rugby. Sa valeur ne serait que pédagogique ou, pis, ludique. Les marottes de notre siècle, apparues déjà dans le précédent, et supposées définitives, en particulier toutes celles qui gravitent autour du poststructuralisme et de la déconstruction, après l'empirisme et le matérialisme, le renvoient à la caducité. L'anti-essentialisme s'étant imposé comme l'opinion dominante et quasi obligatoire en philosophie et dans les sciences humaines, le disciple de Socrate paraît hors jeu. Platon, dites-vous ? Celui qui croit aux essences ? A un gouvernement du philosophe ? A un arrière-monde ? Mais il adhère à tout ce que nous avons dépassé ! A tout ce que nous avons déconstruit. A tout ce que nous -avons surmonté. Il est d'ailleurs plus ou moins la source de ce fatras caduc. La publication chez Flammarion, en un seul volume, sous la direction de Luc Brisson, de toute l’œuvre de Platon conduit à prendre ces clichés à revers, et à mesurer toute l'actualité du premier des grands philosophes.

 

Refoulé de la culture

Platon, notre ennemi ? Nietzsche est passé par là, et Heidegger aussi, sans oublier un certain antitotalitarisme d'estrade qui, dénué de toute crainte du ridicule, remontait, dans les années 1980, de Mao et Staline jusqu'à Platon, se vantant de tirer ainsi le fil à plomb de l'Etat totalitaire. Au total, Platon compte surtout des ennemis, comme en comptait son maître Socrate. Et pourtant, tout commence avec lui, inventeur du mot «philosophie». Sans lui, la philosophie n'aurait jamais déployé ses ailes. Malgré cette dette, ou à cause d'elle, la philosophie ne cesse de le refouler, lui, son premier grand auteur! Socrate mis à mort par la cité, cela dessine la scène primitive de la philosophie, celle qui décida de la vocation de Platon. Ce dernier n'est pas seulement le refoulé de la philosophie. Il est le grand refoulé de la culture moderne, intellectuelle, artistique et politique. Platon, l'un des fondateurs de notre culture, parle la langue - au sens figuré et au sens propre - qui n'est plus celle de la culture moderne. La langue des Idées, du Beau, du Bien, du Vrai, avec des majuscules. Longtemps, la philosophie et la culture restèrent platoniciennes, dans un partage entre platonisme et aristotélisme. Comme dans la fresque de Raphaël, l'Ecole d'Athènes, où Platon montre du doigt le ciel quand Aristote désigne la Terre. Si Aristote survit, Platon a été renvoyé dans l'inconscient du monde contemporain.

 

Juger le présent

Les griefs se sont accumulés pour renverser la statue du père fondateur. Les uns sont métaphysiques, les autres politiques. D'une part, Platon prône le gouvernement de l'âme sur le corps, de la raison sur les passions, de la tête sur le ventre, des meilleurs sur le peuple. Il aurait dévalorisé le monde sensible et le corps au profit d'un monde chimérique, un arrière-monde vaporeux, celui des Idées, exaltant les valeurs ascétiques. Pour Nietzsche, crime suprême, le platonisme dispose au christianisme, qui en serait la version vulgaire destinée aux masses. Les marxistes voient en lui un idéaliste au service de la classe exploiteuse, le renvoyant à l'idéologie. Heidegger lui reproche d'avoir bouclé à double tour la pensée de l'être derrière une porte blindée, la métaphysique. Platon serait crépusculaire plutôt que matinal. Pour d'autres, il serait ennemi de la démocratie et fonderait, à travers sa théorie du philosophe roi, la tyrannie politique du logos, celle, arrogante, de la compétence, sorte de technocratie du concept. Il fournirait la justification du pouvoir de l'expertise. La Tyrannie du logos, ce fut le titre d'un livre de Jean-Marie Benoist ! Ainsi, nonobstant quelques rares contemporains considérables demeurés attachés à Platon comme Jean-Luc Nancy et Alain Badiou, la philosophie se déchaîne sans retenue contre son vénérable ancêtre !

Au-delà de ces critiques, cette haine s'explique autrement: c'est le monde moderne, celui qui sort de ses langes dès le XVIIe siècle, celui de la valorisation de l'infinitisation, celui du capital et de l'individualisme, plus tard de l'argent roi et de l'individu roi, de la publicité et de la communication, qui s'éloigne de Platon, qui s'édifie sur des principes antiplatoniciens, en dépit de la présence du christianisme. Platon devient alors sa mauvaise conscience. L'empirisme, le matérialisme, puis l'utilitarisme auront le dernier mot avec le triomphe planétaire de la technique, de la production et de la consommation débridées. Ce monde moderne, non platonicien, devient également celui du pouvoir de la parole, de la rhétorique. Puis, tout dernièrement: celui du pouvoir de l'image, de la vidéosphère chère à Régis Debray. Or il suffit de naviguer dans ce volume pour s'en convaincre : Platon, qui est un monde, n'est pas le monde antique, englouti. Il n'est pas un objet de musée, une antiquité comme la Victoire de Samothrace. Il n'est pas un vestige archéologique. Il - sa pensée - est un monde éternellement possible. C'est le contre-monde moderne. C'est ce qui gêne chez lui. C'est pour cette réserve d'inoxydable subversion qu'on le hait.

Deux des principaux mythes platoniciens peuvent servir de fil conducteur pour établir cette actualité censurée de Platon : l'allégorie de la caverne et le mythe de Prométhée. Lisez-les, relisez-les: vous verrez que c'est d'aujourd'hui que parle ce philosophe de l'Antiquité grecque, que c'est notre monde contemporain qu'il décrit et critique. Vous verrez qu'il nous procure les moyens de juger le présent - ce qui correspond à la définition de la culture : le pouvoir de juger le présent à partir de la connaissance des œuvres du passé.

 

Le Protagoras contient la version platonicienne du mythe de Prométhée et d'Epiméthée. Prométhée pénètre dans l'antre de Zeus, prend le temps de voler aux dieux le secret des techniques et le feu, mais manque de temps pour leur dérober la sagesse politique. Quelle leçon ! Toute l'histoire de l'humanité - au sens du calendrier de la vallée des larmes -est concentrée dans cet épisode. «L'histoire, constate Hegel, nous met devant les yeux le mal, l'iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu'ait produits le génie humain »; son spectacle peint «un tableau des plus terrifiants ». Elle est «l'autel où ont été sacrifiés» les peuples et les individus. Cette succession de calamités dont l'homme est l'auteur, déplore Hegel, peut s'expliquer par ce mythe du Protagoras : les hommes ont la puissance permise par les sciences et les techniques sans la sagesse qu'elles nécessitent. Hiroshima l'a montré. Et le saccage techno-capitaliste de notre planète également. Dans la République, Platon imagine une caverne sans soleil dans laquelle des prisonniers croupissent enchaînés, face contre la paroi. Sur le mur déifient des ombres que ces captifs, enfermés dans l'illusion qu'il s'agit là du seul monde, tiennent pour la réalité. Nous sommes ces prisonniers, enchaînés à nos sensations ! Cette caverne est notre monde ! Pour le lecteur du IIIe millénaire, cette paroi symbolise les écrans auxquels nous restons rivés, dont nous ne parvenons pas à nous libérer. Dans la caverne règne l'opinion, cette apparence de savoir qui tient chacun en servitude. Sortir de la caverne, c'est, pour Platon hier comme pour nous aujourd'hui, philosopher. La philosophie seule brise les chaînes qui nous attachent au sensible, à l'opinion, à l'irréalité. La philosophie seule libère. Evidemment, cette partie de l'œuvre de Platon sonne comme une critique du pouvoir des images. Les images enchaînent. Les images emprisonnent. Elles éloignent de la vérité. Elles collent chacun de nous à cette apparence de vérité qu'est l'opinion.

De fait, nous habitons un monde où tout ce en quoi Platon croyait, tout ce contre quoi Platon fonda la philosophie, tout ce qu'il combattait, triomphe, comme si sa pensée était l'image inversée de notre monde contemporain. Renverser le platonisme, exigeait Nietzsche ! Mais, justement, le monde moderne, que Nietzsche mépriserait, est le platonisme renversé ! En plongeant dans les dialogues de Platon avec attention, nous découvrons la réalité que notre monde n'est pas. Nous identifions par contraste les innombrables tares de notre monde. Nous découvrons ce qui lui manque, ce qui, en lui, a été corrompu par le relativisme : le sens de la vérité, y compris dans l'art. Nous vivons le temps où les sophistes tiennent le haut du pavé - dans la société de l'illusion. Mieux: dans le monde structuré selon l'illusion procurée par les images qui ne cessent de défiler sur les écrans, rappelant les ombres sur la paroi de la caverne. Ces images qui passent pour l'attestation de la vérité. N'est vrai que ce qui est vu à télé, comme le suggérait en substance Baudrillard !

Toute l’œuvre de Platon prend la forme du dialogue. Voilà qui est contemporain, s'exclamera-t-on ! Ne vivons-nous pas dans un monde de débats incessants ? Rassurant, car il croit domestiquer Platon tout en trouvant en lui une caution pour nos pratiques, ce rapprochement est erroné: Socrate conduit les dialogues comme des raisonnements, à partir du vrai, qu'il connaît sans le dévoiler d'emblée, et auquel le dialogue doit conduire ses interlocuteurs. Le dialogue est l'inverse du bavardage contemporain, du délayage des opinions, de l'expression personnelle, des débats sur des sujets de société qui détruisent l'intelligence jusque dans les salles de classe. Le dialogue vrai est tout sauf la libre expression des opinions arbitraires, qu'il vise à dissoudre. Soit : il est autant le contraire du café du commerce et de son clone numérique, les réseaux sociaux, que des chaînes d'infos en continu qui nous abreuvent sans interruption de débats à l'issue desquels chacun reste sur son opinion. De tous ces faux débats à l'écart du vrai.

Ouvrir le monde

Dépassé, Platon ? Ces dernières décennies, répétant à vingt-quatre siècles de distance cet univers des sophistes que Platon combat, la vérité s'est laissé dévorer par le relativisme, et la politique par la communication. Hegel l'a bien vu : « Platon a ouvert le monde intellectuel. » Le monde ainsi ouvert est celui que le philosophe nous incite à regarder- le mot théorie, en grec, ressortit au langage de la vue - pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, le monde effectif, et, si nous en avons la force collective, le corriger. Sortir de la caverne, à l'aide de la philosophie, ressemble à la tâche qui échoit à Sisyphe: toujours recommencer. Et, toujours, Platon toujours nous y aidera. L'œuvre de Platon n'est ni dépassée ni intempestive ; elle est, comme le pays de la pensée dont il nous ouvre les portes, d'une éternelle actualité.  R.R.

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