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Vie de La Brochure
3 juin 2020

Pablo NERUDA : J'avoue que j'ai vécu

J_avoue_que_j_ai_vecu

Je n’ai jamais été passionné par Pablo Neruda. J’ai lu le livre dont il est question à sa sortie en l’empruntant à la BM de Montauban, sans être convaincu par le récit. Peut-être une auto-glorification trop forte ? Un manque d'humilité ? L'aurait-il écrit ainsi s'il l'avait publié de son vivant ? Neruda est un grand poète admiré au Chili, j’ai pu le vérifier, et cette présentation de la revue Esprit est élogieuse et on peut la comparr avec celle du Monde diplomatique. Peut-être me faudrait-il le relire aujourd'hui ? J-P Damaggio

 Esprit Décembre 1975

Pablo NERUDA : J'avoue que j'ai vécu, traduit par Claude COUFFON (Gallimard).

Rédiger ses mémoires est un acte de sagesse et de réflexion. Nous imaginons l'homme qui les écrit, emmitouflé dans son passé, polissant avec soin les termes de son testament, agençant en une allée bien nette le chemin parcouru ; image littéraire, lisse et rassurante, elle laisse «le voyageur immobile» devant ses miroirs, tel que se rêvait parfois Neruda dans sa demeure d'Isla Negra, battue par les vagues, entre ses livres et ses figures de proue, lorsque la vie lui faisait grâce d'un instant de répit et cessait de l'entraîner d'une extrémité du monde à l'autre. Mais la mémoire du poète habitée par les saisons, les peuples, les luttes et les paysages d'un continent tout entier refuse de s'inscrire dans le cercle trop parfait où risquent de l'enfermer les souvenirs ; inquiète, mouvante, et démesurée, elle explose, se multiplie, foisonne et dessine à son gré ses itinéraires : elle bouscule les chronologies et les frontières. Nous découvrons ce livre comme une terre inconnue, nous l'abordons et nous sommes jetés sur les rivages de ces Amériques que décrivent une voix torrentielle et précise, fluviale et précieuse, un «chant général et profond», une parole en crue qui charrie dans ses eaux l'histoire et les histoires de quelques siècles nourris d'or et de sang, de conquêtes et de massacres, de dictatures et de révoltes, de tragédies et d'espérances.

Les dimensions du verbe de Neruda, l'immense empire d'un langage reproduit à des centaines de milliers d'exemplaires, et colporté par autant de bouches s'étendent sur une géographie disparate de races et de patries où végètent soixante-dix millions d'illettrés ; nous sommes loin du journal intime. J'avoue que j'ai vécu est une narration lyrique proche parfois des Choses vues de Victor Hugo ou des Antimémoires d'André Malraux : c'est une vaste fresque orale et gestuelle, clamée, voire vociférée, pareille à celle que tracèrent, murale, les peintres chiliens dans l'étroite marge lumineuse du socialisme d'Allende.

Nous ne savons plus où finit la prose, où commence la poésie dans cet infini périple des mots merveilleusement traduits par Claude Couffon ; nous errons, des interminables pluies australes de Temuco, la ville de l'enfance, jusqu'aux confins torrides du Nord où le soleil dessèche les fleurs du salpêtre et burine le masque de cuir des mineurs. A cheval, sur les chemins de l'exil, nous franchissons les cordillères sous l'arche des racines géantes, dans un éblouissement de neiges et de glaciers où s'enchevêtrent les frondaisons et les cascades.

Nous assistons, dans Madrid assiégée, à l'agonie de la jeune république espagnole, que veille, déjà funèbre, le profil de Fédérico Garcia Lorca ; dans un moulin de Catalogne, les ouvriers et les soldats, avec de la toile, des pansements, des uniformes et des drapeaux pris à l'ennemi, fabriquent le papier de la plus rare des éditions : l'Espagne au cœur.

Nous parcourons le sertao sur les traces de Luis Carlos Prestes, réel et légendaire « chevalier de l'espérance » et les hauts plateaux du Mexique, blasonnés de fleurs et d'épines. Nous escaladons les hauteurs du Macchu-Picchu où rôdent les ombres des Incas. Dans le mince bagage de Che Guevara, à côté de son Journal de Bolivie, nous découvrons un volume des poèmes de Pablo Neruda. Nous voici cahotés, du train de Marseille, dans les années trente, aux wagons du transsibérien et, d'avions en navires, de Rangoon à Pékin, de Rome à Calcutta, de Stockholm à Moscou, de prix Staline en prix Nobel. Des visages et des villes disparaissent au hasard d'une mission consulaire, d'une escale ou d'une aventure, au cours d'une odyssée politique, poétique, amoureuse, sensible et quasi picaresque : ainsi, battues telles les figures d'un jeu de cartes, croisons-nous Alberti dans Madrid, Ehrenbourg à Paris, des hommes et des femmes inconnus ou célèbres, des haines tenaces, des amitiés éternelles et des amours d'une nuit.

Néanmoins, tant de routes et de détours, nous ramènent toujours au Chili, à la dentelle d'écume, de roches et d'oiseaux qui longent le Pacifique, jusqu'aux fournaises tropicales. C'est la terre-mère, où mûrissent les cuivres et les charbons, « les vignes et les vents », les fruits et les rêves. Ici, le poète s'enracine et prend pied, célèbre son pays, inventorie, répertorie, nomme chaque insecte dans sa livrée rutilante, chaque coquille, chaque écorce dans leur folle rigueur baroque et gongorienne, chaque plumage dans ses migrations où lui-même dérive et s'envole. Tout devient chair et caresse, élégie, ode : Santiago ou Valparaiso sont les prénoms mystérieux de cette passion.

Pablo Neruda, énorme, sensuel, léger, douloureux, amical, rancunier, solitaire, hautain, populaire, vindicatif, orgueilleux, rarement modeste, referme son lourd regard araucan sur les dernières pages de son livre, pleines de larmes et de cendres, sur ses maisons incendiées et pillées, ses collections détruites, sur le palais de la Moneda bombardé par l'armée qui devait le protéger, sur l'adieu fraternel qu'il adresse au président Allende, sur le deuil et le malheur de son peuple. Ceux qui eurent le courage de suivre son cercueil surent affirmer et crier la présence de son chant : il s'épanouit aujourd'hui pour devenir cette « rose publique » dont parlait Paul Eluard, son ami. Christian AUDEJEAN.

 

Mone diplomatique « J’avoue que j’ai vécu » par Yves Florenne 

Jusque dans son titre – qui doit avoir plus de force en espagnol – évoquant la vie au passé, ce livre est un peu les Mémoires d’outre-tombe de Neruda, mais dans un rythme accéléré, quelque peu syncopé, qui est celui de ce temps, surtout quant au déroulement de l’écriture, se substitue le cours de la parole saisie par le magnétophone. D’où, aussi, de larges vides dans l’histoire, des transitions brusquées, des espaces de silence, des intervalles d’oubli, volontaire ou involontaire. Des Mémoires d’outre-tombe, enfin, où la politique et même la diplomatie – qui fut le second métier du poète – trouvent, somme toute, et cela peut surprendre, beaucoup moins de place que dans leur illustre modèle.

 La poésie l’emporte donc : dans l’écriture, ce qui va de soi, mais aussi dans la préoccupation ; elle est le tissu même de la vie, où l’engagement politique apparaît, du moins ici, à peine comme une trame. Cela tient sans doute à la perspective du livre et à son caractère autobiographique. Au vrai, parlant de tant d’événements, d’hommes – et de femmes – de pays et de voyages, à travers eux et à travers tout, Neruda parle surtout de lui-même. Depuis l’enfance imprégnée, paradoxalement à nos yeux, non de soleil mais de pluie, dans la forêt d’où il partit « cheminer et chanter à travers le monde », jusqu’à sa mort liée à un désastre bien plus grand que ces tremblements de terre qu’il évoque, et qui ne ravagera pas moins sa maison, avant que son corps même l’eût quittée.

 De ce « cheminement » et de ce « chant » dont il retrace le double itinéraire, il est à la fois impossible et malaisé de séparer le combat politique, dont on sent la pensée présente mais qui n’affleure que par moments. Très tôt, pourtant, se manifeste le « militant politique et littéraire » qui connaît les matraquages de la police de Santiago, cependant qu’il publie ses premiers poèmes. Puis commence, tôt aussi, la carrière consulaire qui sera interrompue par l’engagement, peu diplomatique, et quasi subversif en cette époque paradoxale, aux côtés du gouvernement espagnol contre la rébellion. Carrière d’ailleurs vite renouée, grâce aux variations de la politique chilienne ; et le livre redevient cette suite en allegro de voyages, d’enthousiasmes lyriques et d’aventures amoureuses.

 Les plus « politiques » de ces voyages sont ceux de Moscou : en 1949 seulement (l’adhésion au parti communiste est relativement tardive : 1945) ; puis en Chine. En Union soviétique, l’adhésion de Neruda est totale, son ardeur intense ; elles seront franchement réservées à Pékin, et la réserve ne cessera de croître par la suite. C’est qu’il a été échaudé. Il ne s’en cache pas : « Il me fut impossible d’avaler pour la deuxième fois cette pilule amère. » La pilule, ce n’est pas la révolution, il va sans dire, ni même son prophète et créateur : c’est ce qu’il appelle le « maostalinisme ». Lui qui était passé avec un regret discret – petit œuf parmi ceux qu’il faut casser pour faire l’omelette – sur la « clandestinité » poétique à laquelle se condamnait alors par prudence son ami Ehrenbourg, lequel n’a jamais passé pour un opposant, il rapporte avec une vibration indignée l’histoire de son autre amie, la romancière Ting Ling, « chef de file de la littérature chinoise », présidente de l’Union des écrivains, « condamnée à servir les repas au restaurant de la même fondation », – et au silence, bien entendu.

 C’est évidemment le témoignage sur le Chili qu’on cherche dans ces pages où il est un peu dispersé, sauf à la fin. Il est vrai que l’histoire de Neruda et de son pays est celle d’une alternance où se peignent les destins de l’un et de l’autre : tantôt représentant officiel à l’étranger et sénateur, tantôt exilé, traqué, fugitif (une fois, très romantiquement et dangereusement, à cheval à travers les Andes glacées). Sa vigoureuse peinture du Chili nazi pendant la guerre est troublante, et très instructive pour les suites lointaines de l’histoire. Mais, emporté par une passion bien légitime, l’auteur de l’Incitation au nixonicide parle du « Nixon de l’époque : un certain Hitler » ; ce qui est une façon de se montrer bien indulgent envers celui-ci, en le réduisant tout de même beaucoup.

 Les maîtres de cette « patrie dans les ténèbres » que le poète « emporte avec (lui) », le poursuivent, où qu’il aille, par de tenaces persécutions policières et diplomatiques. Quelque lumière, quoique trouble, revient pourtant, dans le calme et la gloire des quinze dernières années, où Neruda connaît, en 1969, son couronnement politique : le parti communiste chilien le désigne comme candidat à la présidence de la République. Il se désistera pour Allende, dont l’élection est sa propre victoire. Deux semaines plus tôt, il fût mort heureux. Il lui resta tout juste le temps d’écrire « ces lignes hâtives » sur son ami et son pays, qu’il tint pour également assassinés. « Mon peuple a été le peuple le plus trahi de notre temps. (...) Le Chili a une longue histoire qui compte peu de révolutions et beaucoup de gouvernements stables, conservateurs et médiocres. (...) Allende fut assassiné pour avoir nationalisé le cuivre. Les militaires pratiquèrent la curée. (...) L’œuvre réalisée par Allende est la plus importante de l’histoire du Chili. » Il y a quelque chose de prémonitoire dans les dernières lignes ; elles pourraient s’appliquer, quelques jours plus tard, à celui qui les écrit : « « ... le cadavre qui partit vers sa tombe, accompagné par une femme seule, et qui portait toute la douleur du monde ». Yves Florenne 

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