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Vie de La Brochure
7 décembre 2020

Cassou, Maragall , la Catalogne

Europe 1936

Voici comment en 1936 Jean Cassou articule Espagne et Catalogne, poésie et politique. Certains s'étonneront d'y découvrir Colomb à la même place que Bolivar ou Camoens à la même place que Cervantès, et un discours plus porté sur le mythe que sur le directement concret qu'était alors la guerre en Espagne. Moi qui ai plutôt tendance à privilégier le temps court, au temps long, je n'oublie pas que le l'histoire est aussi faite de temps long, et je me reconnais dans ce texte qui n'a rien perdu de son actualité. J-P Damaggio

Europe 15 décembre 1936

CATALOGNE.

A l'heure où j'écris ces lignes, Madrid, cœur de la Castille et de l'Espagne, bat toujours librement, malgré les bombes, malgré les incendies, malgré les attaques forcenées des troupes marocaines et des armes italiennes et allemandes. Et si j'ai en tête de cette chronique inscrit le nom de la Catalogne, ce n'est pas pour la dissocier de ce qui, plus que jamais, constitue, toute l'Espagne et la seule Espagne, mais pour appeler l'attention sur une province et une race qui, avec l'héroïque Madrid et sans oublier les Basques de Bilbao, concentrent en ce moment tant d'espoir. Et peut-être la conclusion la plus belle qui devait résoudre le vieux différend entre Madrid et Barcelone est-elle l'union de ces deux admirables cités, fraternellement associées contre le même ennemi. On peut donc à présent parler de la Catalogne et exalter sa singularité sans que ce soit au détriment des autres Espagnes, mais de façon, au contraire, que cela tourne à l'exaltation de toutes celles-ci. Au reste, le catalanisme, sous sa forme la plus noble et tel qu'il s'exprime dans la maxime de son vieux leader Prat de la Riba : pour la Catalogne et la grande Espagne, a toujours tendu au fédéralisme, plus qu'au séparatisme, c'est-à-dire à une de ces solutions fécondes où la vitalité des parties nourrit celle de l'ensemble.

La Castille et l'Andalousie ont fourni à la sensibilité européenne contemporaine un certain nombre de thèmes et de motifs assez enrichissants. Mais la Catalogne fait entendre une note particulière dans la symphonie espagnole et contribue, à sa façon, à cette formation d'un humanisme où nous convie la connaissance de toutes les cultures étrangères, et en particulier la connaissance de l'Espagne. Il y a un humanisme espagnol, vaste et expansif, et qu'illustrent quelques figures symboliques, telles que Cervantes et Colomb, le portugais Camoens, homme de la Renaissance et découvreur de terres, le basque Ignace de Loyola et le grec Theotocopoulos, découvreurs d'âmes, l'américain Bolivar, adversaire de l'Espagne, mais fondateur de peuples espagnols, tant de voyageurs, avides d'univers, planteurs de vigne et d'olivier. Sous les étoiles les plus distantes et à travers des races et des langues diverses, ces Ibériques sont les représentants d'une même unité, la Raza, basée non sur l'identité du sang, mais sur le même sentiment des valeurs et du courage humains. Et jamais cet Empire spirituel de l'Espagne et cette pacifique fraternité n'ont été mieux affirmés que dans l'œuvre, non d'un poète castillan, mais d'un poète américain, nicaraguais, indien, qui s'appelait Ruben Dario et qui fut l'un des chantres les plus mélodieux de la langue espagnole. Et du génie latin. C'est à cause de faits aussi significatifs que, dans ce moment où les monstrueux principes du fascisme divisent le monde, l'Espagne nous est chère et nous apparaît comme le champion de l'humanisme et de l'universalisme. Pour ne rien oublier des forces qu'elle met en jeu dans cette lutte, il faut dire la Catalogne, il faut évoquer la figure symbolique du poète catalan qui, avec ces Américains, ces Portugais, ces Espagnols de toute sorte, complète la troupe des héros ibériques : Joan Maragall.

C'est le Mistral catalan et l'homme qui a porté à leur degré d'excellence les qualités de saveur, d'harmonie et de luminosité propres à la langue catalane. Son œuvre poétique est brève et parfaite, et comprend quelques poèmes qui sont restés dans la mémoire de tous les Catalans, et dont le plus populaire, intitulé La Vache aveugle a été gravé tout entier sur le monument que la ville de Barcelone a élevé à la gloire du plus illustre de ses enfants. Ce court bijou, comparable, pour la netteté, la ciselure et l'éclat, aux plus charmants chefs-d'œuvre de l'anthologie grecque, évoque l'image d'une vache devenue aveugle, mais qui, dans le geste émouvant de sa tête dressée, cherche encore la nostalgique chaleur d'un rayon de soleil. Ainsi ce poème populaire s'élève-t-il à la hauteur du symbole : il marque avec une force extraordinaire la passion acharnée et fervente que les races méditerranéennes nourrissent pour les dieux de la lumière. Il résume d'une façon admirable toute la pensée de Maragall. Non moins admirablement, cette pensée éclatera dans les déclarations suivantes que j'extraie des essais en prose de Maragall :

«La terre catalane est dure, mais reconnaissante. Aussi, ses enfants apprennent-ils à la travailler par nécessité, et sont-ils stimulés par la récompense. Ils sont habitués au triomphe par le travail. C'est pourquoi leur travail est joyeux, ils travaillent en chantant, et c'est en travaillant et en chantant qu'ils descendent à la mer qui les attire avec la promesse de nouveaux triomphes et l'écho de chants nouveaux. Ainsi les Catalans sont tout ensemble rudes et expansifs parce qu'ils aiment la terre et la mer, et habiles à enrichir le produit de leurs terres ce que la mer leur apporte de ses eaux, et ils ne savent obéir ni commander parce que tous se sentent égaux pour le triomphe par le travail direct ; et chacun se sent libre et sent que les autres sont libres, et tous sont si orgueilleux de leur liberté, si jaloux de leur liberté, qu'ils répugnent à la céder pour l'organisation sociale parce que chacun, croyant se suffire à soi-même, ils ne la sentent pas nécessaire. Là où ils satisfont le mieux leur sociabilité, c'est où ils s'en pensent le moins attaché.»

 

Et plus loin, Maragall ajoute :

«Le Catalan sent son âme, mais il ne sent pas le poids de son âme. C'est pourquoi son histoire l'intéresse plus que sa philosophie, et pourquoi il aime sa langue plus encore que son histoire. Il jouit des arts, surtout de la musique et du théâtre, parce que ce sont des choses directes et où le mensonge ne trouve pas de place... En tout il est franc et veut la franchise. Il est prompt en ses affections, mais sans extrêmes : ni traitre ni martyr. Son amour le plus constant est celui de sa liberté. Il l'a appris de la mer et des cîmes de ses montagnes. »

 

A la lumière de ces paroles nous évoquons les airs que les graves et tristes musiciens de la Cobla de Barcelone sont venus, ces temps-ci, nous apporter comme un appel de leur pays et pour nous faire sentir que leur pays existait et avait le droit d'exister, qu'il avait une âme, faite pour la joie, une âme légère, dont on ne sentait pas le poids, mais dont nous, nous devions sentir ce qui pèse sur elle et qui nous menace aussi. Un peuple crie au secours, qui se définit dans ces phrases de Maragall, souples comme la sardane, «la plus belle, dit-il dans un autre endroit, des danses qui se font et se défont». Le voilà, ce clair peuple, avec son goût du soleil et de la vie, son sens plastique, toutes ces qualités réelles et vives que nous ne cessons de célébrer jusque dans les discours officiels où nous nous gargarisons des mots de latinité et d'esprit méditerranéen.

Et aussi avec son amour frénétique de la liberté, poussé jusqu'à l'anarchisme, cet étrange anarchisme catalan, si dangereux en même temps que si précieux et qui, si nos espoirs se réalisent, peut teinter la revendication populaire espagnole d'une nuance originale, faire de la révolution d'Espagne et de ses constructions une formule nouvelle et singulière. Catalogne, lumineuse Catalogne, pays de gay savoir et dont les chansons portent le nom de la joie... Comment ne point penser constamment à ce pays si proche de nous et ne point proclamer qu'il est proche de nous, que nous devons le connaître et le comprendre, puisque tout ce qu'il représente est cela même, que nous revendiquons le plus couramment ? A condition, bien entendu, que les mots aient un sens. Que le langage humain, l'expression humaine correspondent à une réalité. Nous parlons de clarté, de raison humaine, de formes à la mesure de l'homme, de Grèce éternelle, de civilisation méditerranéenne : tout cela, mais c'est aussi la Catalogne et tout cela est menacé de mort. Tous ces mots signifient un peuple vivant, une réalité; Et c'est encore un des principes du génie français et de la civilisation méditerranéenne que de croire que les mots sont les signes des choses, définissent, expriment. Le terme final de la doctrine de Maragall, c'est la Paraula Viva : «la parole vivante ». Si ces hommes meurent, la parole mourra. Et un peu de la civilisation dont nous sommes étroitement solidaires aura disparu de la surface de l'Europe, nous laissant encore plus seuls avec nos discours, nos livres, nos maximes et notre impuissance.

JEAN CASSOU

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