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Vie de La Brochure
19 avril 2021

Vazquez Montalban Claude Prévost en 1992

A relire Hors-Jeu de Vazquez Montalban je retombe sur la chronique que Claude Prévost avait consacré à ce livre et qui est collé au livre. Ne sachant plus si je l’avais copié sur le blog j’ai cherché et il y a juste la référence. Mais je retrouve un article sur un autre livre où Vazquez est orthographié Vasquez. Donc pour le moment voici au moins cette chronique issue de l’Humanité. J-P Damaggio

Histoire de Familles

Mercredi 13 Mai 1992

Voici, comme annoncé, l'ultime chronique littéraire de notre ami Claude Prévost.

L'œuvre de Vasquez (sic) Montalban ne se réduit pas aux mésaventures de «Pepe» Carvalho: bien entendu, cette entrée en matière ne révèle nul mépris à l'égard du cycle où le fameux détective privé joue le rôle principal. Le dernier recueil, «Histoires de famille», composé de trois récits élaborés à partir de 1986, met en question les rapports qui opposent «ou unissent, pour le meilleur et le pire», des pères et des fils, une mère et sa fille. D'autres rapports sont mis en question, ce que depuis un certain Karl, on appelle «les rapports sociaux»; Montalban possède l'art exceptionnel de les révéler en une phrase, par exemple lorsqu'à propos d'un garçon de treize ans dont le père vient de mourir Carvalho grommelle: «Merde. Plus de trente ans ont passé et il y a toujours des orphelinats, et des gosses qu'on menace de mettre à l'orphelinat. La richesse et la misère changent seulement d'aspect mais l'écart reste le même.»

Le «polar», chez Montalban, est toujours plus que le «polar». Ces trois récits témoignent de l'ampleur de leurs thèmes: ils explorent les bas-fonds de la métropole barcelonaise et les touffeurs de la jungle de la «jet society», confrontent le passé et le présent, diagnostiquent les malaises endémiques. L'un d'eux, «Du haut des toits», est considéré par son auteur lui-même comme une ébauche d'une oeuvre, «le Pianiste», qui appartient à un ensemble ambitieux d'où Carvalho est absent. «Galindez» s'inscrit avec brio dans cet ensemble. Ce roman de vastes dimensions embrasse un espace de trente années et promène le lecteur du Pays basque espagnol et français à Miami, à l'université de Yale, à Madrid et à Saint-Domingue.

L'intrigue repose sur un personnage qui a réellement vécu, Jesus Galindez, leader basque obligé de fuir son pays après la victoire de Franco, réfugié à Saint-Domingue puis aux Etats-Unis où, par anticommunisme, il s'est compromis avec la CIA: cela n'a pas suffit à le protéger puisqu'il a disparu sans laisser de traces à New York, en pleine 5e Avenue, le 12 mars 1956.

Or, trente ans plus tard, une universitaire américaine, Muriel Gilbert, originaire de Salt Lake City, capitale de la secte des Mormons, écrit une thèse sur «l'Ethique de la résistance» et enquête sur ce personnage contradictoire. Elle sait que Galindez a été kidnappé et mis à mort par les soins de Trujillo, le «Bienfaiteur» (traduisons «le despote sanguinaire») qui régna sur la république Dominicaine de 1930 à 1961 et dont le gendarme nord-américain finit par se débarrasser parce que trop de sang et d'horreurs, ça faisait quand même un peu beaucoup...

MURIEL GILBERT, avec le soutien et les encouragements (au début) de son «patron de thèse» et ex-amant, le Pr Norman Radcliffe, pousse ses investigations, avec une rigueur scientifique et morale peut-être héritée de sa culture mormone, qu'elle a par ailleurs jetée par-dessus bord. Elle enquête d'abord au Pays basque, à Amurrio, village natal de Galindez, et grâce à son cicerone, Ricardo, un jeune «yuppie» du ministère de la Culture à Madrid, originaire du pays, elle ne découvre pas qu'un paysage, mais aussi des gens d'une étonnante qualité humaine. C'est l'«ouverture» du roman, d'où se dégage pendant quelques pages une atmosphère de convivialité merveilleuse: on n'oubliera pas le cousin de Ricardo, un ancien de l'ETA dégoûté du terrorisme, qui peint sur les arbres des forêts, ni sa tante Amparo, ni l'oncle, un vieux communiste qui, au contraire de son neveu «dans le vent» (social-démocrate), n'est pas de ceux «qui inscrivent un nouveau code chaque jour dans leur agenda, et le lendemain tournent la page de l'agenda et oublient le code de la veille».

Muriel ne consent pas non plus à oublier le code. Elle poursuit ses recherches, contre vents et marées. Or, la trop curieuse universitaire sème le trouble «au plus haut niveau»: «Si le dossier est à nouveau ouvert, il peut mettre en danger l'équilibre politique à Saint-Domingue et à côté nous avons Haïti où la situation est loin d'être claire, sans parler des implications humanitaires, qui feraient à nouveau de cette histoire une affaire d'Etat, comme en 1956.» C'est un responsable de la CIA qui fait cette remarque. Beaucoup plus loin, à la page 396, Muriel apprendra à Miami, de la bouche d'un vieillard appelé «Voltaire», le détail de ces «implications américaines».

En tout cas, dès que Muriel est au Pays basque, une intrigue parallèle se développe à son insu, sous la direction d'un responsable de la CIA, «Robert Robards», alias «Edward Hook», alias «Alfred» (peut-être son vrai prénom), personnage aux prétentions culturelles affichées (il cite avec délices la poésie de T. S. Eliot), mais qui mène son affaire d'une main qui ne tremble pas, jusqu'à ses ultimes conséquences. Funestes, pour ceux qui veulent croire à la «Déclaration d'indépendance» rédigée par Jefferson et revue par Benjamin Franklin. Mais c'était en 1776 et nous sommes en 1986... On a pris goût, depuis le temps, aux délices du double langage...

«Galindez» offre tout d'abord l'intérêt d'un roman noir, voire d'«espionnage» formidablement réussi. Une fois enclenchés, les mécanismes fonctionnent avec une perfection terrifiante. Ceux de l'intrigue romanesque, ceux de l'intrigue tout court. Des dizaines de personnages apparaissent, parfois très peu de temps, mais on ne les oublie pas, qu'il s'agisse d'insignifiants comparses ou du potentat qui trois décennies durant fit souffrir Saint-Domingue. L'universitaire vulnérable à tous les chantages, les agents secrets, les émigrés anticastristes de Miami, les tueurs à gages, les vieux antifranquistes au bout de leurs illusions, les combattants qui ne renoncent pas, les criminels d'Etat recyclés dans la «démocratie», ou les «yuppies» madrilènes: la galerie de portraits est fournie et pittoresque. Car Montalban manie l'ironie avec une férocité jubilatoire: «Voltaire» et son élevage de chattes; le fanatique cinglé de Batista, le dictateur cubain déchu qui promène dans tout Miami un portrait encadré de son idole; les rêveries sexuelles de «Robert Robards» qui ne peut pas tout sublimer par T. S. Eliot; les conversations «idéologiques» de Ricardo et de ses copains socialistes de fraîche date: «Leurs voix finissent par se noyer dans le ronron général, un ronronnement de chat trop bien nourri et aussi tiède en dedans qu'en dehors...» La satire n'épargne rien, ni institutions ni individus. Elle nous suggère même une interrogation angoissée, un peu semblable à celle de Brecht à la fin d'«Arturo Ui»: et c'est «ça» qui prétend gouverner le monde?

Montalban ne rate jamais une occasion de ferrailler contre le «postmoderne». Lorsque, sur pression de la CIA, le Pr Radcliffe écrit à sa «pupille» pour la dissuader de poursuivre sa recherche, il se fait l'écho de ces «philosophies postmodernes» «qui contestent que la résistance puisse être de nature morale». Vieilles lunes que tout cela! Oublions! Laissons tomber! L'Histoire n'est-elle pas finie? Mais Muriel répond fièrement, sans savoir ce que son obstination lui coûtera: «Et si l'oubli dans lequel est tombé Galindez découlait de cet acharnement à nier l'histoire qui s'affirme partout, de ce désir d'échapper à la sanction morale de l'Histoire?»

La revanche viendra à la fin. Car c'est le jeune Ricardo lui-même, personnage qu'on aurait pu prendre comme le symbole vivant de cette postmodernité oublieuse de l'Histoire, qui par un de ces retournements dont seuls ont le secret les romanciers authentiques, ces grands dramaturges, reprend le flambeau de la recherche, tombé des mains de celle qu'il avait aimée trop vite, ignorant alors que l'amour, comme l'action pour un monde différent, est une longue patience. Claude Prévost

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