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Vie de La Brochure
16 janvier 2022

La crise de la chapellerie en 1939

L’Homme Libre 15 février 1939

LES CHAPEAUX ET LES HOMMES

Snobisme et pouvoir d'achat

« L'entrée est interdite à tout va-nu-tête ! » Ces quelques mots comminatoires qu'on pouvait lire récemment sur la carte d'invitation à un bal organisé par un syndicat chapelier révèlent, mieux qu'un long discours, la chasse impitoyable que les fabricants et marchands de couvre-chefs font aux sans chapeaux. Il eût été miraculeux certes, que la chapellerie échappât aux effets de la crise économique générale et ne fût point touchée par les restrictions que dût, trop souvent, s'imposer sa clientèle. Mais on peut hardiment affirmer que la mode importée de l'étranger et adoptée par les jeunes gens, de sortir tête nue, a commis autant de ravages que la crise. Les personnalités que j'ai consultées, tant du côté ouvrier (Fédération nationale de la chapellerie) que du côté patronal (Syndicat général de la chapellerie), ne m'ont pas caché que le snobisme leur paraissait aussi redoutable que la diminution du pouvoir d'achat et elles le considèrent, pour employer une expression qui, elle aussi est à la mode comme l'ennemi numéro 1 de leur industrie et de leur commerce. On reste confondu de voir certains placiers en chapeaux se présenter devant leur clientèle, non point tête nue, — ce qui serait l'indice d’une heureuse éducation — mais sans chapeau, — ce qui est le signe d'une parfaite inconscience.

Les grands centres de la chapellerie française tels que Esperaza et Quillan pour la laine, Chazelles-sur-Lyon et Bourg-de-Péage pour le poil, Septfonds et Caussade, pour la paille, connaissent des heures d'autant plus tragiques que le mal, qui n'avait frappé tout d'abord que les écoliers et les jeunes gens, gagne maintenant les jeunes filles et les femmes dont beaucoup, sous le fallacieux prétexte de ne point nuire à la noble ordonnance de leur chevelure, commencent par porter leur, « bibi » à la main, puis l'abandonnent définitivement un jour ou l'autre parce que «cela fait plus sport.» Le nombre des chapeliers de Chazelles, m'a-t-on dit, est passé de 2.112 en 1936, à 1.700 aujourd'hui et plusieurs usines spécialisées dans la fabrication du canotier ont complètement disparu. Près de la moitié de nos contemporains sacrifie, désormais, d'une mode absurde, laide, dangereuse, qui heurte le bon sens, bafoue la politesse et parfois même compromet la santé. Ne point porter de chapeau n'est pas toujours la meilleure façon de n'en point travailler.

- « Il y a une indéfinissable façon de porter un chapeau, a écrit Balzac ; mettez le chapeau un peu trop en arrière, vous avez l'air effronté: mettez-le trop en avant, vous avez l'air sournois ; de côté, l'air devient cavalier ». Le chapeau, de tout temps, a été un des emblèmes de la personnalité masculine et il possède une éloquence propre à laquelle font souvent appel hommes politiques et artistes.

Nous avons connu le chapeau Dranem, et le chapeau Renaudel. Il y a aujourd'hui le chapeau Herriot et le chapeau Trenet. Howard Hughes a accompli le tour du monde en avion sans quitter son feutre mais l'histoire ne dit pas si les chapeliers lui ont manifesté leur reconnaissance en lui assurant, sa vie durant, la fourniture gratuite des divers couvre-chefs, dont un millionnaire volant, né coiffé, a besoin pour tenir son rang.

Le chapeau, c'est l'homme. Et l’on se demande par quelle aberration, dans une époque où la personnalité et le charme ouvrent si souvent les portes du succès, les va-nu-tête renoncent délibérément au port d'un accessoire aussi précieux.

Nul n'est content de son chapeau.

Chacun voudrait une couronne !

 

chantait Béranger. Mais ce distique ne saurait excuser en aucune façon la déplorable habitude prise par nos jeunes gens. Le chapeau n'est pas seulement ce qu'un vain peuple pense. Le sens figuré qu'on lui accorde témoigne de sa valeur symbolique.

Le chapeau, au surplus, est entré dans l'histoire de nos mœurs le jour même où l'homme des cavernes, s'étant enchifrené, imagina de couvrir sa tignasse d'un bonnet de poils. Les Romains, qui appelaient ce chapeau primitif galerus (d'où : galure, galurin !) en faisaient usage. Chacun sait que, contrairement à César qui allait toujours nu-tête, Auguste, comme Howard Hughes, ne sortait jamais sans chapeau. Mais ne nous perdons pas dans la nuit des temps ! Le chapeau a son histoire et ses petites histoires, je ne sais si les chapeliers connaissent l'aventure du grand chanteur Lablache qui, reçu par le roi de Naples, trouva le moyen de se présenter devant sa Majesté Sicilienne avec un chapeau sur la tète et un autre à la main ! Ils conviendront avec moi qu'il vaut mieux, tout compte fait, porter deux chapeaux que de n'en avoir point du tout.

Les va-nu-tête qui s'insurgent contre la tradition et retirent le pain de la bouche des ouvriers, manquent aussi du code charmant de la politesse. Car comment se découvrir lorsqu'on n'a point de chapeau ? Les esprits forts de ce temps font profession de mépriser les règles de la courtoisie dont ils dénoncent le caractère archaïque et réactionnaire. Ils prétendent que la manière de vivre avec ses semblables a beaucoup évolué depuis quelques années et l’on croirait, à les entendre, qu'un coup de poing dans les côtes témoigne de plus d'amitié qu'une poignée de main, et qu’il vaut mieux montrer le poing à une dame, plutôt que de la saluer.

Peut-être les va-nu-tête se montreront-ils plus sensibles d'un argument qui n'invoque plus les règles du savoir vivre, mais s'adresse au souci qu'ils ont de leur santé. Hérodote affirme que, longtemps après une bataille, on distinguait encore les crânes des Egyptiens de ceux des Perses, parce que ceux des premiers étaient plus durs que ceux des seconds, qui avaient l'habitude de se couvrir la tête ! Si le Père de l'Histoire ne dédaignait pas de cultiver l'humour, les médecins s'accordent à penser, aujourd'hui, que nombre de rhumes, de sinusites et d'otites, pendant l'hiver, et que les insolations, pendant l’été, proviennent de l'imprudence permanente dont font preuve les sans-chapeaux. Les va-nu-tête les plus impénitents n'ont pu résister d'ailleurs aux grands froids et se sont hâtés d'acquérir chapeaux à bon marché et bérets basques. C'est pourquoi les chapeliers prêtent une oreille attentive aux prévisions météorologiques : ils n'ignorent pas que la peur du rhume est le commencement de la sagesse.

Pierre MALO.

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