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Vie de La Brochure
4 juin 2022

Elena Garro et César Vallejo en 1937

elena garro

Elena Garro est une grande écrivaine mexicaine. Née le 11 décembre 1916, elle se marie à vingt ans avec le poète Octavio Paz et ils divorcèrent en 1959. Elena a décidé alors de prendre les positions inverses de son ex-mari.

Dans ce livre, à la fin de sa vie, elle raconte ses souvenirs du Congrès des écrivains de Valence-Madrid-Paris de 1937, où elle partit accompagner Octavio (sur la photo de couverture les deux amoureux)

Son témoignage est précieux et mis en situation de manière parfaite par Paolo Ferrari et Rocio Luque dans la version italienne que je possède. Elle est très peu traduite en français (La Maîtresse d'Ixtepec est le seul roman que j'ai croisé).

Précieux, car c’est le regard d’une ingénue sur un événement où elle croise les plus grands intellectuels de l’époque.

De père espagnol et de mère mexicaine, elle est née à Puebla au Mexique où elle étudia la littérature, le théâtre et la danse à l'Université nationale autonome du Mexique. Chorégraphe d’abord, écrivaine ensuite, elle appartient au moment du voyage à un univers éloigné de celui qu’elle découvre. Dans la délégation mexicaine à Valence en 1937, elle n’y est pas pour ses mérites, mais seulement en tant que compagne d’Octavio Paz.

Comme elle témoigne à la fin de sa vie, elle ne cherche pas à régler des comptes, juste à dire ce qu’elle a vécu et les effets sur sa propre jeunesse. Elle trace un portrait émouvant et rare de César Vallejo, et rend hommage à son épouse qui en effet a été souvent calomniée au Pérou quand enfin elle a pu aider à la publication des manuscrits de son mari. J'ai tenté de traduire le texte avec une impossibilité : le mot anona qui est le même en espagnol, italien et français mais sans connaître son sesn figué.

Elena Garro sur César Vallejo

J'ai aimé César Vallejo. Je n'ai jamais compris pourquoi Pablo Neruda était en colère contre lui ni pourquoi il le persécutait. En Espagne, Pepe Bergamin m'a dit : « Invidia de L'anona» (c'est ainsi que Pablo l'appelait. Tous deux étaient en bagarre depuis un moment, au point qu'après que Pablo ait reçu le prix Lénine, le Comité exécutif du Parti Soviétique a dû intervenir, les appeler tous les deux et les forcer à mettre fin à la discorde). Cela m’a été raconté par Pepe Bergamin, en riant très malicieusement. Mais, malgré la "paix" imposée, Bergamin n'arrêtait pas de l'appeler "L'Anona". «Vous ne vous souvenez pas qu'il était très envieux ? Et comme ils étaient tous les deux des poètes latino-américains, Pablo ne supportait pas cela, et surtout il ne supportait pas que Vallejo soit un bien meilleur poète que lui. 'L'anona' n'était pas bête et le savait...!"

Oui, il y avait un problème avec César Vallejo, il était très isolé, il vivait avec Georgette, sa femme, dans un hôtel très pauvre du Quartier Latin et ensemble ils formaient un beau couple : elle, svelte, très blanche, avec des yeux de chat verts ; et lui mince, grand, brun, avec des traits indigènes très sévères. Ils étaient très pauvres et portaient des vêtements très usés et légers malgré les rigueurs de l'hiver.

Georgette, toujours très proche de lui, levait les yeux pour le contempler avec révérence. Un soir que nous allions avec eux à une réunion, Vallejo voulait se tenir devant pour ne rien manquer de ce qu'on dirait. Le théâtre était bondé et nous étions dans le couloir, tout près de la scène. Je n'étais pas intéressé par les orateurs, j'étais fasciné par le visage solennel de Vallejo, comme s'il était dévoré par une terrible souffrance, et je ne pouvais pas le quitter des yeux. Il remarqua comment je le regardais et jeta son bras autour de mon cou, sans s'arrêter d’écouter les orateurs. Le contact m'a envoyé une vague de bonté que je n'ai plus jamais ressentie. Cet homme était un homme à part, c'était un poète. Je crois que la poésie ne fait qu'un avec la profondeur de la bonté. Je revois encore son pull en laine brute et ses yeux tragiques.

César Vallejo ne s'est jamais plaint. Peut-être savait-il déjà que l'homme moderne a un cœur de pierre et qu'il était inutile de demander de l'aide. On ne pouvait pas imaginer la misère qu'il a subie : les jeunes, ou du moins moi, manquons d'imagination pour deviner la souffrance et la terreur que suscite la célébrité. Je sentais que Vallejo était malheureux, mais je n'en connaissais pas la cause, malgré son regard fiévreux et terriblement profond. Vallejo savait qu'il était l'élu du malheur. Les grandes personnes connaissaient parfaitement son drame, mais préféraient se taire et faire le vide autour de lui. Le malheureux n'a jamais raison, il est toujours coupable. Je l'ai vérifié au cours de ma désormais longue vie. Nous savions que Neruda ne voulait pas de lui, mais nous n'imaginions pas que son pouvoir était assez grand pour plonger César Vallejo dans cette disgrâce. J'appris bientôt que Vallejo était mort de faim à Paris. De la faim ! Ce n'était pas un dicton, c'était une terrible vérité. Sa mort m'a fait une étrange impression. Les communistes avaient raison : certains étaient trop riches et d'autres trop pauvres, et c'était même le cas parmi les communistes eux-mêmes.

A New York, pendant la Seconde Guerre mondiale, j'ai rencontré Gonzalo More, le meilleur ami de César Vallejo. Tous deux étaient péruviens. Au restaurant Sevilla et à l'hôtel Jai-Alai, Gonzalo m'a parlé de César. Ils s'étaient rencontrés quand ils étaient jeunes. Gonzalo était très inquiet pour Georgette, qui passait la guerre seule en France. Il ne s'inquiètait pas des manuscrits de Vallejo : « Je sais que Georgette les conserve mieux que sa propre vie », conclut-il dans le petit café de la rue Bank. Et c'était ainsi. Après la guerre, un diplomate péruvien, Roca, sollicita Georgette pour lui demander les manuscrits de César. Elle ne voulait pas les remettre. Si au Pérou on avait voulu publier Vallejo, elle serait allée superviser l'édition. Après un peu de tiremmolla, Georgette est finalement partie au Pérou avec les écrits de César. Puis j'ai entendu des gens dire : "Ah, cette femme !", "Ah, cette femme infâme !". Et je suis étonné de la frivolité de ceux qui l'ont jugée, car ils ne la connaissaient pas et ne connaissaient même pas Vallejo, ni leur grand amour, ni la grande souffrance qui les unissait pour toujours.

Et je dis : "Ah, les derniers arrivés !"

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