Félix Damette que j'ai tant aimé
Félix Damette, c'est le communiste que j'ai tant aimé (pour l'avoir tant lu) et je ne vais pas entrer dans les détails. Son originalité : c'était un géographe quand les historiens pesaient tant sur le PCF. Il fut un dirigeant de ce parti qu'il quitta en 1991. Il pensait que les courants critiques pourraient construire autre chose mais il a compris aussitôt que c'était peine perdue. Donc dès 1991 il a disparu. Je l'ai vu à l'heure deux fois. Il a un frère. On m'a expliqué que face aux drames de la vie politique il allait se reposer dans le désert. Je viens de repenser à lui et je suis tombé sur la présentation d'un livre réalisé après avoir quitté le PCF. Merci Félix. Né en 1936, vis tu dans ton cher Pas de Calais ?
Jean-Paul Damaggio
LA FRANCE EN VILLES Félix DAMETTE
Paris : DATAR, La Documentation Française, 1994, 271 p.(FLUX 1994)
La France en villes est à la fois une synthèse des travaux de Félix Damette, géographe au laboratoire Strates, et une étape nouvelle. L'objet est l'armature urbaine de la France des années quatre-vingt, autrement dit la relation villes-régions et la hiérarchie urbaine. Un tel objet est un classique de la géographie. Mais aussi curieux que cela puisse paraître dans un pays où les débats abondent sur la prééminence parisienne, sur l'aménagement du territoire ou l'impact du TGV, il avait été délaissé depuis quelque temps - si l'on excepte quelques travaux de l'équipe PARIS.
En particulier, la mobilisation de données sur les échanges interurbains avait disparu depuis au moins vingt ans. Alors qu'ils sont au cœur de l'économie moderne, les échanges entre firmes et entre territoires ont déserté la géographie française, parce que les détenteurs de cette information (les firmes, France-Télécom et les autres entreprises de réseaux) considèrent de plus en plus cette information comme stratégique donc non diffusable. Le renouvellement de cette question vient donc à point, en ces temps de réflexion débridée sur le territoire où l'on ne parle plus que de réseaux de villes, d'économie de la circulation, de communications.
Ce travail, issu d'un rapport de recherche pour la Datar, se fonde sur deux méthodes nouvelles ou renouvelées. La première est celle de l'analyse fonctionnelle de l'économie des villes. L'emploi des deux cents agglomérations de plus de vingt mille habitants n'est pas vu à travers l'approche usuelle par secteurs et catégories socioprofessionnelles, mais par « sphères » et par « fonctions ». Sphères : les activités ne sont plus rangées selon la partition ternaire classique (primaire secondaire-tertiaire) mais selon une distinction entre reproduction sociale (les services aux ménages et aux citoyens) et production (production de biens et services aux entreprises).
Fonctions : dans chaque activité, on distingue entre les tâches de conception, de management, de marketing, de logistique... Dire d'une ville qu'elle est industrielle ne suffit plus : il s'agit de voir si l'on a plutôt affaire à des usines, à des laboratoires, à des entrepôts. Dire d'une ville qu'elle est «tertiaire» ne veut à peu près plus rien dire, car on mélange tourisme, administration publique banale, grands équipements de type CHU ou université. La grille d'analyse mobilisée permet un niveau de détail qui éclaire les économies locales d'un jour nouveau. Elle permet aussi d'interpréter les cartes de flux entre ces villes. Car l'auteur a mis la main sur le trafic de voyageurs SNCF et les appels téléphoniques interurbains des deux cents mêmes premières agglomérations. La confrontation avec l'aire d'influence des grandes villes françaises mesurée par les flux téléphoniques dans le rapport Hautreux-Rochefort de 1963 (à l'origine de la politique des « métropoles d'équilibre »), donne une idée de l'évolution : l'influence parisienne s'est étendue non seulement dans le Bassin parisien, mais aussi dans l'aire d'influence traditionnelle de Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Nancy, et ainsi de suite. La mesure des flux permet aussi de voir si la notion de réseau de villes, tant promue par la Datar, a le moindre début de réalité. La réponse varie évidemment selon les cas.
L'ouvrage propose une réflexion de portée plus générale ou théorique, dans plusieurs domaines.
1) L'analyse fonctionnelle, mise en perspective avec l'examen historique de l'urbanisation française, révèle que nos grandes villes se sont constituées en couples, où à chaque ville marchande est associée une ville promue par l'Etat (Marseille et Aix-en-Provence, Nantes et Rennes, Lyon et Grenoble, etc.). La seule grande ville où ces deux composantes de développement urbain coexistent est... Paris.
2) Le couplage de l'analyse fonctionnelle et de l'analyse relationnelle conduit à une typologie des réseaux urbains régionaux ; l'idée en ressort qu'on ne saurait réduire l'évolution en cours à une tendance générale à la déconnexion des villes principales vis-à-vis du reste de leur région. Lille, mais aussi Marseille et surtout Lyon sont au sommet d'un réseau urbain régional ou interrégional puissamment articulé.
3) L'auteur défend le paradoxe qu'il faut accepter et valoriser la polarisation géographique de l'économie contemporaine sur quelques villes fortes - autrement dit qu'il faut accepter la hiérarchie urbaine - même si, dans le contexte français, hiérarchie urbaine et hiérarchie sociale sont assimilables à maints égards.
4) La « métropolisation » de l'économie ne signifie nullement un seul modèle métropolitain : le modèle lyonnais, notamment, se distingue du modèle parisien par une moindre sélectivité sectorielle et géographique des activités. Dans le contexte européen, valoriser une demi-douzaine de métropoles en France ne signifie donc pas céder à la tentation de faire autant de « petits Paris ».
L'ouvrage comporte enfin quelques ouvertures fécondes : l'impact de l'internationalisation des villes et de l'intégration européenne ; la nécessité de trouver des catégories inédites pour décrire les villes, depuis leur zone centrale jusqu'aux «régions urbaines», où la séparation entre l'interurbain et l'intra-urbain perd en étanchéité. On regrettera que ces aspects n'y soient qu'évoqués ; ils annoncent en réalité des travaux qui restent à mener. On regrettera aussi la profusion peut-être excessive des cartes analytiques. Mais il n'y a pas de doute que ce livre est, d'ores et déjà, une référence.
Pierre Beckouche
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