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Vie de La Brochure
5 novembre 2025

Pasolini au Brésil

Pasolini au Brésil

Voici le texte d'un auteur brésilien, traduit dans le journal mexicain La Jornada que j'ai traduit pour rappeler la place universelle de Pasolini dans la réflexion générale. Même si les situations sont différentes. Au Brésil la disparition de l'agriculture par exemple n'est pas la même qu'en Italie. J-P Damaggio

La couverture du livre reprend un dessin très connu de Pignon-Ernest-Pignon.

Pasolini au Brésil

Dans cet article, l'écrivain brésilien Vinícius N. Honesko, auteur de « Pier Paolo Pasolini : Études sur la figure de l'intellectuel » et traducteur, entre autres, de Giorgio Agamben et Tiqqun, aborde la dernière période créative et politique de la vie du grand cinéaste et poète italien, cinquante ans après sa disparition. À travers son dernier film, « Saló ou les 120 Journées de Sodome », son roman inachevé « Pétrole », ainsi que ses écrits et interviews, on constate que les idées de Pasolini conservent toute leur pertinence et leur force à notre époque, marquée par la montée du néofascisme et du microfascisme, et où le désespoir demeure une force motrice.

« Durant le tournage de Saló ou les 120 Journées de Sodome en 1975, Pier Paolo Pasolini paraissait épuisé. C'était une période de travail intense, d'exposition politique et de débats publics interminables, dans une Italie ravagée par l'extrême polarisation entre la gauche et la droite et par les attentats terroristes qui tachaient de sang les journaux et les magazines. L'épuisement de l'intellectuel transparaissait dans l'expression lasse qui se lisait parfois sur son visage lors des interviews. Outre la production et le tournage qui l'accaparaient, Pasolini écrivit cette année-là des lettres publiques et des articles percutants pour la presse, où un certain désespoir se faisait jour : il prédisait la fin d'un mode de vie traditionnel, la montée d'un nouveau fascisme (alimenté par la société de consommation) de la corruption et des crimes politiques qui marquèrent ces années sombres en Italie.

Pourtant, la fatigue et le désespoir quasi existentiels de Pasolini n'entravaient pas son travail. Il écrivait comme jamais auparavant, se dévoilant presque jusqu'à saturer son image, concevant des projets, organisant des idées, et ainsi de suite. Parmi ces innombrables activités figurait ce qui, selon lui, serait son œuvre majeure et ultime, un roman monumental, « un Satyricon moderne ». Dans un entretien avec Luisella Re le 9 janvier 1975, lorsqu'elle lui demanda : «Avez-vous des projets d'avenir ? », Pasolini répondit qu'il travaillait sur un projet, « une sorte de somme », dit-il, « de toutes mes expériences, de tous mes souvenirs ». Le projet en question est Petróleo un livre qui, comme on le sait, resta inachevé du vivant de l'auteur. En fait, le manuscrit inachevé fut publié pour la première fois en 1992 par Einaudi, sous la direction de Maria Careri et Graziella Chiarcossi.

Plus qu'un roman tissé de manière conventionnelle, le livre serait structuré, comme indiqué dans la lettre que Pasolini a envoyée à Alberto Moravia (déjà incluse dans cette édition), autour d'un récit dans lequel l'auteur lui-même serait impliqué (en effet, les critiques soulignent que les personnages principaux, Carlo I et Carlo II, sont des autoportraits de Pasolini lui-même) et, de plus, constituerait une dénonciation des abus de pouvoir en Italie.

Peu avant cet entretien, Pasolini publia dans sa chronique du Corriere della Sera, datée du 14 novembre 1974, un article intitulé « Qu'est-ce que ce coup d'État ? » où il abordait les crimes et problèmes politiques fondamentaux qui agitaient l'Italie à cette époque. Il y défendait l'idée qu'il était nécessaire de débattre de ces problèmes et de dénoncer de tels crimes. Tel était, selon lui, le rôle de l'intellectuel. Parallèlement, il savait pertinemment qu'une quelconque participation intellectuelle aux pratiques politiques de l'époque était impossible. « Le courage intellectuel de rechercher la vérité, et l'action politique en Italie, sont deux choses inconciliables », déclarait-il. L'intellectuel se voyait ainsi réduit à un rôle servile : celui de discuter de problèmes moraux et idéologiques, dans une simple mascarade hypocrite.

Pasolini, cependant, conçoit le rôle de l'intellectuel comme dépassant cette seule fonction. Dans le même article, il affirme que l'intellectuel doit intervenir, quitte à dénoncer l'ensemble de la classe politique – une position qu'il réaffirme dans un entretien de 1975 avec Jean Duflot, où il déclare littéralement : « Un intellectuel a le devoir d'exercer une fonction critique sur les pratiques politiques mondiales, de “détotaliser”. Sinon, quel genre d'intellectuel serait-il ? »

Ainsi, l'intellectuel doit se positionner comme quelqu'un qui a le devoir d'intervenir de manière éthique dans le monde et, par conséquent, d’agir comme un corsaire – adjectif qui qualifie ses textes publiés dans le Corriere della Sera durant ces mêmes années.

Le 1er  février 1975, un mois après avoir annoncé à Luisella Re le projet auquel il allait consacrer sa vie, Pasolini écrivait, dans la même chronique, un article (devenu iconique par la suite) dans lequel il dressait une analyse succincte et rigoureuse du contexte économique et politique de l'Italie depuis le début des années soixante.

Après avoir constaté la disparition des lucioles dans le nord de l'Italie, due à la pollution et à la destruction des campagnes causées par l'industrialisation de ces années-là, Pasolini affirme que ce qui se passe dans le pays n'est pas un événement sporadique et isolé, mais une véritable mutation anthropologique où les valeurs traditionnelles n'ont plus aucune importance, même en tant que fausses valeurs. Ce qui émerge, dit-il, ce sont « les valeurs d'une nouvelle civilisation, radicalement différentes de la vie paysanne et paléo-industrielle […]. Nous ne sommes plus, comme chacun sait, confrontés à des "temps nouveaux", mais bien à une nouvelle ère de l'histoire humaine : cette histoire qui se mesure en millénaires. »...

Quelques mois plus tard, peu avant sa mort, Pasolini, toujours dans un entretien avec Duflot, évoquait cette mutation anthropologique, l’émergence de ces hommes nouveaux et le pouvoir qui les gouvernait. Il disait qu’il s’agissait d’« un pouvoir hystérique, qui tend à massifier les comportements, à normaliser les esprits en simplifiant frénétiquement tous les codes, et surtout en “technifiant” le langage verbal […]. Le nouveau fascisme est, en tant que tel, une abstraction puissante, un pragmatisme cancéreux pour toute la société, une tumeur centrale, majoritaire… »

Comment se positionner face à un tel panorama aussi sombre ? Comment intervenir, en tant qu'intellectuel, dans ce contexte ? Comment agir en cette ère de mutation anthropologique ? À vrai dire, durant les cinq premières années des années 1970, comme en témoignent ses interviews et ses articles journalistiques, Pasolini a exposé sa propre vie dans le débat politique. Et, en ce sens, deux moments cruciaux de cette exposition se distinguent : Petróleo et Saló, ses deux actions radicales. Le monde dans lequel la vie humaine perd ses repères est un lieu où aucune innocence n'est possible, et lui, en intellectuel, savait qu'à son époque, la vie était déjà sans espoir, mais malgré tout, animé d'une vitalité désespérée (titre d'un des poèmes de son recueil Poésie en forme de rose), il savait aussi qu'il ne lui restait que la résistance. Cette résistance, poussée à l'extrême, se concrétiserait à la fois dans l'exposé de ce qu'il appelait « l'anarchie du pouvoir » dans Saló, et dans Petróleo, son œuvre majeure et accusatrice. Quelques jours avant sa mort, Pasolini confia à son ami Paolo Volpani qu'une fois Saló achevé, il ne réaliserait plus de film avant longtemps et qu'à ce moment précis, il se consacrait entièrement à un immense roman, Petróleo.

Dans cet ouvrage, explique-t-il à son ami, ils aborderaient « tous les problèmes de ces vingt années de notre vie politique et administrative italienne, la crise de notre république : avec le pétrole en toile de fond, principal protagoniste de la division internationale du travail, du monde du capital, qui détermine cette crise, nos souffrances, notre immaturité, nos faiblesses et, en même temps, crée les conditions de l’assujettissement de notre bourgeoisie, de notre néo-capitalisme présomptueux. »

L’esprit de dénonciation, une sorte de « courage de la vérité », marqua profondément Pasolini. Désespéré, l’intellectuel se lança dans la confrontation quotidienne, car, à ses yeux, ni l’Italie ni le monde n’offraient d’espoir. Durant ces années, la voix du Marquis de Sade résonna avec force et constance dans son combat contre le pouvoir en place. Dans une lettre ouverte au Président de la République, publiée dans Il Mondo le 11 septembre 1975, Pasolini évoquait l’énigme que représentait pour lui la « vocation à gouverner », et que, en Italie, une telle vocation n’aurait rien de spécial sauf par la manière même dont le pouvoir était exercé. Durant ces mois, c'est l'archevêque de Saló qui lança un jeu de mots faisant écho à l'énigme qui entourait Pasolini : « Il n'y a rien de plus anarchique que le pouvoir. Le pouvoir fait ce qu'il veut, comme il veut. »

C'est le pouvoir dans son arbitraire, et c'est pourquoi Pasolini se tourne vers Sade : les impératifs du sadisme qui anéantissent le corps et le réduisent à une marchandise, tout comme les impératifs du pouvoir le font pour ceux qui y sont soumis.

Si, pour reprendre les mots du critique René Schérer, on peut dire que Saló offre une exposition claire de la démocratie aboutissant au fascisme et de l'hédonisme se traduisant par la putréfaction et la destruction des corps, alors dans Petróleo – avec son caractère allégorique, obscur et visqueux – Pasolini tente de démontrer comment lui aussi, intellectuel public, est impliqué dans cette destruction. Dans les dernières années de sa vie, cependant, Pasolini a fait de ses dénonciations une manière de se reconnaître dans ce processus destructeur, mais aussi une manière de résister, sa seule action possible face à la catastrophe manifeste de son époque. Par conséquent, en mettant en scène Saló (avec ses expositions viscérales de (comment le pouvoir lui fut révélé) et, en écrivant Petróleo (avec ses Carlo I et II quasi autobiographiques, et ses dénonciations voilées, parfois explicites, de la corruption et des crimes politiques), il se savait impliqué dans les mondes qu'il décrivait : le Saló de 1945, qui allégorie la tyrannie de tout pouvoir, et l'Italie de son époque, les années soixante-dix, où l'horreur du pouvoir se consolide de manière néfaste. Pasolini savait qu'avec cette fonction de détotalisation propre à l'intellectuel, il devait s'exposer, même au prix de sa vie

« Tout ce que je fais est probablement voué à l’échec, mais je le fais quand même, parce qu’il le faut », déclarait Sartre à la radio en 1973 (et l’on connaît sa ténacité, qui, en 1980, le mit à rude épreuve). On pourrait dire que, face à un monde qui semblait impossible, les intellectuels n’avaient d’autre choix qu’un certain désespoir (et cela ne serait-il pas indéniablement d’actualité aujourd’hui ?). Pourtant, pour ceux qui se nourrissaient du monde, il n’y avait pas d’issue, et même voués à l’échec, ils risquaient inexorablement tout jusqu’au bout, jusqu’à la mort. En ce sens, Pasolini, malgré tout, fait tout ce qu’il entreprend à l’extrême, jusqu’à l’épuisement, jusqu’au bord de la plage d’Ostie.

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