Pentecôte à Moissac, Beaurepaire-Froment
Paul de Beaurepaire-Froment veut inventer une autre langue française pleine d’occitanismes et à l’orthographe modifiée. Il en use ici dans le Midi socialiste du 7 juin 1913, pour évoquer la fête de la Pentecôté à Moissac. Commer aujourd'hui c'est le jour de cette fête je pensais avoirmis c texte sur le blog mais non donc voici un utile retour sur le passé. J-P Damaggio
« Dans la ville de Moissac, la fête de la Marine a été célébrée pour la Pentecôte, suivant l'antique coutume.
La ville de Moissac est allongée au pied de coteaux au bord du Tarn. Fors autres choses, telle l'église de Saint-Martin, dont la partie occidentale parait le reste d'un temple gallo-romain du quatrième siècle, et qu’on éprouve le besoin de démolir prochaine-ment, la cité possède deux merveilles : le cloître de l'abbaye et le porche de la chapelle de l'abbaye, immense église qui est huy[1] paroissiale et la cathédrale de la ville. Le cloître est bien conservé, malgré la déplorable négligence dans laquelle on le quitta longtemps. Il a encore tous ses piliers simples ou géminés avec les arceaux en ogive : on évoque les moines qui, antan[2], y faisaient leurs promenades silencieuses. Le portail de Saint, Pierre est le plus beau spécimen du douzième siècle, de la transition du roman à l'ogive, avec ses nombreux personnages sculptés sur le tympan et les hauts-reliefs des côtés.
En cette fête de la pentecôte à Moissac, il s'agit de marine fluviale ; mais les marins de la grande mer ne sont pas rares à Moissac. C'est même une chose caractéristique que cette petite ville, au mitan[3] des terres, ait toujours donné des navigateurs décidés et de hardis coureurs d'aventures.
Jadis, ores que la minoterie caorsinoise n'avait pas été ruinée par l’Amérique, les fêtes étaient splendi-des. Elles duraient quatre jours francs, du samedi au mardi inclusivement et les marins étaient en ribote[4] toute une semaine. A terre, nuit de cocagne, tourniquet, jeu de la cruche etc., baraques foraines de toutes sortes. Sur l'eau : joutes, mât incliné glissant, poursuite à la nage de canards, courses aux avirons et à la godille.
Huy, il n'y a vraiment de fête que le lundi. Ce jour-là, toutes les toilettes s'étalent sur la promenade du Moulin. Cette promenade, située au bord du Tarn est magnifique ; elle est plantée d'ormeaux très élevés qui joignent leurs cimes. On a devant soi le vaste bassin du fleuve, retenu par une chaussée cyclopéenne de trois cent mètres, et la verdure fraiche de la rive opposée des îles artificielles créées par le canal de dérivation du Petit Moulin.
La promenade tire son nom du Grand Moulin, construit au dix-huitième siècle par M. de Beaucaire, le premier meunier de France, imposante bâtisse, légère cependant avec les traits obliques de ses escaliers de bois extérieurs et ses balcons en fer forgé. Les belles dames n'y dansent plus avec les marins tout fiers de cet honneur ; et nobles, bourgeois et peuple ne font plus la farandole mêlée fraternellement. On est devenu plus orgueilleux, en même temps que plus bête et plus méchant. Tout le monde s’habille à l'instar de Paris, et les ouvriers eux-mêmes trouvent qu'il est commun de ne pas parler la langue maternelle, l'admirable langue d'oc. A la chienlit, bâtard, de votre race !
Deux coutumes toutefois, si elles n'ont plus le même éclat, ont été conservées, héritage quelque peu respecté des ancêtres : la plantation du mai et la bénédiction du Tarn. Dès le vendredi soir on va donner des sérénades aux fonctionnaires munici-paux et autres. Et pendant quelques jours, les vieux airs des tambours sonores et des fifres railleurs sont comme la résurrection de l'âme simple et malicieusement bonhomme des aïeux, qui flotte par la ville.
Le samedi soir, vers cinq heures, la musique et les marins avec leurs enseignes, qu'associent deux tambours et deux fifres vont espérer[5] le mai. C'est quelque chêne déjà gros et bien droit ; il est enguirlandé de couronnes et d'ancres de verdure et de papier. L'arbre est couché en long sur un char à deux roues que traînent une paire de bœufs robustes et paisibles. On promène le mai par la ville pour l'avier[6] à l'endroit traditionnel où on le dresse dans un pré en pente au bord du Tarn, jouxte le pont que Napoléon fit construire. Autrefois, toute la ville assistait à la cérémonie et le peuple quittait le mai en tirant sur les cordes. Huy, il y a peu de monde, et il faut que ce soient les bœufs qui hissent l’arbre de leur front puissant auquel on attache la corde. Dementre[7] que le mai s’élève, la musique joue et les tambours et les fifres jouent des airs traditionnels.
Le dimanche matin, les marins assistent à la grand’messe, à la paroisse de Sainte-Catherine. Les enseignes y sont portées et à l'élévation les tambours et les fifres sonnent la Martxo des Reys, appelé aussi Marche de Turenne et qu'il ne faudrait pas croire d’origine provençale, sous prétexte qu’on l’a rencontrée dans la Provence vantarde et accapareuse. Après la messe et encore dans l’après-midi, les marins, en deux groupes, accompagnés chacun du tambour et du fifre, vont porter aux notables du pain béni en échange duquel ils reçoivent des étrennes qui leur serviront à festoyer.
Le lundi, vers quatre heures et demie, après les vêpres, de l'église Sainte-Catherine, qui est tout près du canal, le clergé se rend dans une barque enguirlandée et endrapelée. Il prend place sous un dais : autour des chasubles d'or des officiants se rangent les surplis blanc des autres prêtres et les robes rouges des enfants de chœur. On va sur le Tarn auquel une écluse relie le canal. Autrefois, l'on boutait[8] aux enchères, l’honneur de tenir le gouvernail et de porter les enseignes ; cela se payait fort cher.
Sur les enseignes figurent saint Jean et sainte Catherine. On place sainte Catherine à la proue et saint Jean à la poupe. Il y a une quinzaine d'années que l’on a changé les enseignes. Celles- ci avaient été renouvelées sous Louis-Philippe, elles étaient en soie tricolore. Sur la bande blanche, brodée en relief des deux bords, figuraient saint Jean et sainte Catherine; des ancres d'or étaient dans les coins en haut et en bas ; le chef de la hampe, noué d’une cravate tricolore, était terminé par une boule dorée que surmontait une petite ancre de même. C'était un beau spectacle, lorsque ces vastes enseignes se déroulaient au vent en larges plis majestueux. Les nouvelles ne sont ni aussi grandes, ni aussi belles. Elles ne portent le saint et la sainte que d'un côté ; sur l’autre est inscrit : Société de secours des Marins. Durant le trajet, les tambours et les fifres jouent, sur un rythme solennel, la Marche des Rois. Quand la barque débouche, sur le Tarn, il est cinq heures environ : la promenade du Moulin et les berges sont noires de monde. La barque est remorquée par des embarcations à la rame, ou tirée par un cheval, si l'eau est forte. Elle rebrousse le fleuve une centaine de mètres et dévale en face le bout de la promenade. Là, elle s’arrête un instant. L'officiant consacre de l'eau ; avec un rameau de buis, il bénit les gens de la barque et, dans un large geste, la foule grouillante qui se signe ou se découvre. Puis il jette dans le Tarn l’eau bénite, une partie à tribord, l'autre à bâbord. Cette cérémonie, qui s'interprète au point de vue chrétien, comme l'intercession à Dieu d'écarter du fleuve les accidents et les noyades, est simplement une antique cérémonie païenne transformée, l'invocation au dieu du fleuve de parer les hommes qui l'honorent.
Le soir, la promenade fait un effet merveilleux, illuminée de lanternes vénitiennes. Elles courent en cordons entre les arbres autour des troncs desquels spiralent des serpents lumineux formés de petits verres allumés ; elles descendent en longues guirlandes de la cime des ormeaux ; une ancre de feu braisille à chaque bout de la promenade. Sur la foule, amollie par la belle saison et l’harmonie musicale, flotte cette senteur troublante faite de l'odeur légère des cigarettes et des parfums des femmes. Vers dix heures, on tire un feu d'artifice sur l'eau qui semble bouillonner en une double éruption inverse. Ensuite, l'embrasement des îles avec des feux de Bengale ; ce spectacle est superbe. Depuis quelques années, on a repris l'habitude de danser ; mais ce ne sont plus les vieux branles et bourrées du pays. Et l'on s’en va vers minuit, sous les antiques étoiles, avec cette tristesse vague, que l’on emporte des réjouissances publiques. Quelque part, dans la ville, on entend le tambour et le fifre qui s'éloignent. Le fifre railleur semble siffler : «Mes bons amis, autant en emporte le temps !»