Marx relu par Tort
Suite au précédent article sur Patrick Tort, la preuve que Bertrand Mertz qui en est l'auteur, connaît Patrick Tort depuis plus de trente ans. Et son article d'alors montre aussi toute la cohérence de Patrick Tort puisque son nouveau livre montre à partir de la puissance des USA les effets des technologies de la communication. J-P Damaggio
Revue M janvier 1989
Marx relu par Tort: la question de l’idéologie
Bertrand Mertz, Avocat à la Cour de Paris
Le dernier livre de Patrick Tort (1) entre dans le projet de «ressaisissement de la pensée marxiste» formulé par le philosophe il y a presque trois ans. Après Etre marxiste aujourd’hui (2), ce nouvel ouvrage, dont l’objet est la reproblématisation des fondements de la théorie, intervient dans le champ de l’idéologie.
S’attaquant à l’emprise des fausses croyances et des vrais mythes, Patrick Tort va déloger dans le corpus marxo-engelsien «la contradiction interne» non thématisée par eux, et conséquemment jamais étudiée ni dépassée par les commentateurs.
La vulgate marxiste (ou plutôt la vulgate communiste du marxisme) considère l’idéologie comme déterminée seulement par l’état des forces productives, l’organisation de la production et les rapports de classe. Dans cette conception, l’idéologie n’est qu’un reflet impuissant à modeler le réel, d’où le peu d’intérêt accordé à la lutte idéologique, rabaissée au niveau de la propagande. Cela étant ordinairement justifié par la formule marxienne bien connue: «C’est la vie qui détermine la conscience et non la conscience qui détermine la vie».
Comment ne pas voir la contradiction avec une autre formule de Marx, bien plus connue encore que la précédente: «La religion est l’opium du peuple»?
Dans la première proposition, seul compte le réel et c’est seulement dans le réel que la lutte est efficace; dans la seconde, la représentation devient une illusion bien réelle, et donc un enjeu privilégié du combat de classe.
Comment choisir entre ces deux thèses ?
Intuitivement, j'avais choisi la deuxième. Comment nier que l’idéologie n’ait un pouvoir de structuration des consciences, que notre perception de la réalité ne soit fonction des schémas mentaux qui l'organisent et que ces schémas mentaux ne soient construits aussi à partir d’un ensemble de représentations (et non de la réalité seule)?
Mais Patrick Tort ne se contente pas d’une intuition. Il nous montre qu’en fait cette «explication» de l’idéologie procède d’un modèle dix-huitiémiste : le «modèle égyptien». Dans la continuité de ses travaux sur Warburton et Thot (3), il souligne le parallèle entre la sacralisation des figures des concepts (idôlatrie/idéôlatrie). En avançant (il faut lire le texte de Tort), on comprend pourquoi Marx, voulant rester sur des positions matérialistes (ou plutôt, de peur de tomber dans l’idéalisme) face au problème de l’idéologie, n’a pas réussi à dépasser (du moins explicitement) cette difficulté. Il y a bien une hésitation chez Marx sur la question de l’idéologie.
Il faut lire ces pages où Patrick Tort nous «raconte» le débat qui opposa au siècle des Lumières le jésuite Athanasius Kircher à l’abbé Pluche ou à Warburton, et dont l’enjeu était, à partir du déchiffrage des hiéroglyphes, la question de l’idéologie, de sa faute ou de son innocence.
Pour Kircher, l’invention des hiéroglyphes aurait été d’emblée «le fruit d’une stratégie de dissimulation des savoirs à l’intérieur d’un système graphique destinée à réserver la connaissance à une caste d’initiés...». Idée subversive, s’il en est, puisque, appliquée à la religion, elle fait de celle-ci non pas un simple reflet déformant et aliénant de la réalité (ce qui est déjà grave), mais un instrument de domination élaboré et utilisé consciemment par la classe dominante dans le but d’assurer sa domination.
L’idéologie a donc un «double régime»: un régime de la sincérité (illusionnant la classe dominée comme la classe dominante — exotérisme—) et un régime de l’hypocrisie (illusionnant la classe dominée seule et réservant le savoir «vrai» à la classe dominante uniquement — ésotérisme —).
Cette analyse permet de rendre un compte plus exact du développement hypertrophié «des technologies de l’influence» dans les sociétés capitalistes développées contemporaines.
Ce développement correspond précisément à une situation de crise de la rationalité du capitalisme, l’idéologie venant compenser dans la sphère de la représentation les déficiences du système en crise dans la sphère du réel.
Cette hésitation de Marx est donc dynamisante pour qui sait lire entre les lignes du texte marxien. Marx n’a jamais résolu le problème explicitement (ce qui d’ailleurs l’a empêché de clarifier sa situation d’intellectuel au regard du prolétariat), mais les réponses sont là, en puissance, dans le texte.
L’une des questions que Patrick Tort nous jette à la figure, c’est donc bien celle du «machiaviélisme» de la classe dominante. Machiavélisme non seulement dans les techniques de persuasion, de manipulation et, pour tout dire, de formation de la conscience des individus et de la classe dominée.
Que l’on permette au juriste que je suis de faire application de ces concepts à la sphère juridique*. Peut-on s’imaginer que la bourgeoisie croie à la réalité de ses valeurs juridiques fondamentales? Sur l’égalité, par exemple, n’y a-t-il pas un discours de l’avant-scène (égalité des droits, égalité des chances...) et un discours de la coulisse (nous sommes différents, nous avons des besoins différents et les privilèges qui y correspondent.,.; cf. la sociobiologie comme manifestation affleurante de cette «idéologie» que la bourgeoisie se garde bien de diffuser trop ouvertement en son nom).
Sait-on que Pascal, dans ses Pensées, disait déjà: «Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’obéit qu’à cause qu’il les croit justes.»? (4)
Est-ce à dire qu’il y aurait un complot? Le mot est trop fort et presque ridicule. Mais il y a en tout cas une double réalité de l’idéologie: un système de représentations global à l’usage de tous; et un système de mode de domination de la masse par la minorité privilégiée (cette dernière n'étant pas toujours unanime quant au choix du moyen le plus efficace pour y parvenir).
Dès lors, la lutte sur le terrain idéologique devient aussi déterminante que celle qui se joue sur le terrain syndical, ou, plus largement, social, et elle doit y pénétrer.
La lutte idéologique, c’est-à-dire la lutte pour le rétablissement d’une vision non illusionnante du réel en vue de sa transformation par la classe ouvrière, la lutte contre cette force bien réelle qui est celle de l’illusion idéologique dominante, devient une priorité.
Le dépassement du capitalisme a pour condition la destruction de cette «illusion bien réelle» ou de cette «réalité illusoire».
Cela passera forcément par la rencontre entre les intellectuels marxistes et les travailleurs. Tel est le message inlassablement répété, parce qu’essentiel, par Patrick Tort.
1. Patrick Tort, Marx et le problème de l’idéologie, PUF, 1988.
2. Patrick Tort, Etre marxiste aujourd’hui, Aubier, 1986.
3. Voir notamment La constellation de Thot (hiéroglyphe et histoire), Aubier, 1981.
4. Pascal, Pensées.
*Il serait intéressant d’ailleurs de mener une rflexion sur la nature et la fonction du droit moderne.