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Vie de La Brochure
30 septembre 2022

Daniel Karlin sur le Tour de France 1979

 

Daniel Karlin

C’est l’Huma Dimanche qui proposa à Karlin de suivre une étape du Tour et de la commenter. Daniel Karlin né en 1941 réalise des documentaires à la télé qui marquent les esprits comme La Mal Vie, diffusée sur Antenne2 le 26 novembre 1978, qui avait pour ambition de sensibiliser les Français au racisme ordinaire. Il travaille avec Tony Lainé, ils sont communistes mais en 1986 ils lancent une pétition critique contre la direction qu’il m’arriva de signer. Ce témoignage montre un Karlin original. JPD

 Huma dimanche juillet 1979 avec Daniel Karlin

 Je préfère passer aux aveux d’emblée : je ne connais strictement rien au vélo. Qui plus est, je me promène plus volontiers à pied qu’à bicyclette vu que ça me fatigue de pédaler (surtout en côte). Je ne saurais donc parler ici de pignons, six-dents, braquets, poids des machines ou âge des capitaines (sans sous-estimer l’importance du vent arrière). Cette technique m’est barbare et je confesse n’avoir pas l’intention de l’apprendre à mon âge (depuis mon passage sur le Tour je sais qu’après trente-cinq ans on est très proche du vieillard sénile — à part, bien sûr, les grandesfiguresducyclisme comme poulidorditpoupou.) Au fait, en parlant de Poulidor j’ai eu l’honneur de l’approcher, jusqu’à lui serrer la main — comme je vous le dis, mais ça ne m’est pas monté à la tête.

Bon. A part Poulidor il y a aussi Tino, qui tient le coup. J’en parle parce que c’est le premier nom que j’ai entendu en arrivant à Thonon : «tavutinoauj our-d’hui ? quelcouragelevieuxonn’enfaitplusdescommeça !». On m’a traduit Tino, c’est Agostinho, et malgré son grand âge (dans les trente-cinq ans !) il tombe sans arrêt, se relève, remonte sur sa bicyclette et fait troisième. Chapeau Tino !

« Etbibitavucommentilroulesurlafin ?» Je n’ai pas osé demander qui est Bibi : je ne pouvais dévoiler toute mon ignorance d’un seul coup. En revanche je me suis dit ça y est je suis chez les connaisseurs, ça va être formidable ! (Une parenthèse ici pour reconnaître que j’étais anxieux parce que la moitié de mes amis m’avait dit tu verras ce cirque c’est effroyable et l’autre moitié m’avait promis deux jours fabuleux. Ah le Tour l’ambiance !) Quatre jours plus tard — au bout du compte — avec un peu de recul, soyons honnête ça a été comme çi comme ça... Je m’explique.

Rendez-vous

Vous comprenez : dès que j’avais su, j’avais pris rendez-vous. Avec un petit garçon en culottes courtes et chemisette blanche, au bord d’une route dans les Alpes, du côté d’Abondance. Un enfant impatient sous le soleil, les yeux remplis d’attente et la tête pleine de rêves — un petit garçon qui, dans les années cinquante, regardait passer les coureurs en criant leurs noms. (J’ai oublié ces noms aujourd’hui, à part Hassenforder, je ne sais pas pourquoi. Voilà Hassenforder vas-y Moustique ! je criais.) La ficelle était grosse : bien sûr ce gosse c’était moi. Dix ou onze ans, la gorge serrée de tant de bonheurs et triste, triste, que ce fut si court. Un quart d’heure à peine et je repartais retrouver maman (que le « tour- de-France » ennuyait au plus haut point.)

Evian 12 juillet 1979 : j’ai pris par la main l’enfant de mon souvenir (si tendre que j’en suis encore ému) et je l’ai amené à la fête comme mon jeune fils : viens gamin, on va voir les coureurs ! Ah, si on n’avait vu que les coureurs...

Tout ce que j’avais imaginé n’était rien à côté. Je garde en tête (en gros plan) le visage de Luberding pendant la montée du col de Roselend. Depuis combien de temps était-il seul : vingt kilomètres, trente kilomètres ? Je me fous des chiffres : il était dans la montagne ça montait si fort et il roulait et il roulait, et je voyais la sueur couler le long de ses jambes. Un effort à mourir. On l’a doublé — lentement. Je m’attendais à voir un regard vide, un visage hagard ravagé par l’effort. Debout dans la voiture, à un mètre à peine, J’AI VU : une figure noircie par la poussière de la route, certes, mais un gars alerte (l’œil vif) qui m’a fait un petit signe de la tête comme quoi c’était pas tellement facile. (Tu parles ! Je vous ai dit : moi, les côtes...) A ce moment-même un spectateur a crié « Vas-y Luberding, un petit sourire !» et le coureur appuyait sur les pédales (bon dieu que c’était dur !) et, vous me croirez si vous voulez, il a tourné la tête vers le spectateur ET IL LUI A SOURI ! J’en suis encore stupéfait...

Et le moment où Hinault a doublé Kuiper ? Vous avez vu ça à la télé MOI J’Y ETAIS, ça s’est passé sous mes yeux. L’effort encore, l’effort : Kuiper s’accrochait (bouche blanche d’écume) mais Hinault était trop fort (mains en haut du guidon) oh maman c’était beau t’as tort de pas aimer ça ! S’il n’y avait eu que ces moments, je crois que j’aurais demandé à suivre jusqu’à Paris...

Mais il y a le reste. Caravane voitures fric suiveurs accompagnateurs directeurs journalistes et la pub la pub la pub — un monde vieilli, rétro, insupportable. Un monde d’hommes (viril comme on dit) qui date des années trente, gueulards, cuistres à leur manière — avec des plaisanteries grasses, une odeur de pastis et de cognac mêlés, ventres pétant de bière et d’une nourriture trop riche. Quelques coureurs longilignes sur des vélos étincelants au milieu de toute cette foule (dialectique des gras et des maigres) dès le matin l’atmosphère m’a révulsé. Pneus TRUC et apéritif MACHIN vive le Cassoulet du Gascon Gourmand ! la voix du Directeur de la Course annonce sur trois cents haut-parleurs « La grande nouvelle du jour que tout le monde va écouter avec l’intérêt qu’elle mérite : Monsieur DUPONT soi- même des chocolats MARTIN offre une prime spéciale de DIX MILLE francs ! ».

Et Hinault arrive et il est harponné avec toute l’équipe Gitane pour faire un zolisourire au photographe pendant qu’un monsieur bedonnant se précipite derrière eux en tenant à deux mains au- dessus de leurs têtes une pancarte LES GODASSES CHOSE : on ne bouge plus MERCI godasses ! Et la tête de l’homme-sandwich qui remet sa gueule de caoutchouc pour l’arrivée, et... Oui : ce cirque m’a été insupportable.

 Le plus chouette

Dommage. Parce que les coureurs... Les seuls peut-être, dans ce monde des sports et du spectacle, qui ne truquent pas. Ni dans leurs efforts, ni dans leurs paroles. Jeunes ouvriers, jeunes paysans — manœuvres — durs à la tâche et à la douleur : enfin des gars qui malgré la notoriété et l’engouement du public, ne cherchent pas à singer les manières de la bourgeoisie ! J’écoutais Bernaudeau répondant aux questions de Mimile Besson : « Mes sous ? Je les place. J’ai acheté une maison, j’ai mis des tissus aux murs : une maison c’est un bon placement non ?... » Bernaudeau, qui ne cherchait pas à cacher sa joie naïve d’avoir son nom dans le journal, et sa binette en gros plan dans Miroir du cyclisme. « Un grand article, M’sieur Besson ! Ah, ça c’est chouette !... ».

Les coureurs... et le public. Des dizaines de milliers de gosses garçons et filles — des colos par centaines ! Joyeux enfants de prolétaires avec leurs pancartes d’une écriture appliquée VA Z’Y BERNAR TE LAISSE PAS DOUBLÉ PAR ZOTEMELK ! Gentils enfants d’Aubervilliers qui crient vive l’Huma quand passe notre voiture — une France de bonne humeur pleine d’un enthousiasme sincère et complice. Ce gars enfin qui profite d’un arrêt pour venir nous engueuler : «Dites donc les copains: c’est avec mes cotisations que l’«Huma» se paie cette bagnole ? Merde, moi je roule en deux pattes !... » Trois heures d’attente bien arrosées, une manière comme une autre de dire son plaisir de nous voir : je l’aurais embrassé...

Voilà. Mon humeur dans ce Tour a été comme le temps : à l’orage, avec de belles éclaircies — des embellies (silhouettes sur fond de montagnes : les géants de mon enfance...). Je crois que la Télé et les journaux nous ont habitués à ce qu’il y a de meilleur dans le Tour de France : l’effort prodigieux des hommes et cet immense public ravi et chaleureux. Les coulisses m’ont déplu : et alors ?... J’y ai appris la meilleure manière de regarder le Tour : prendre son vélo et faire une vingtaine de kilomètres dans la montagne (histoire de se trouver une bonne place méritée pour voir les coureurs passer les cols). Moi je vous le dis : c’est bien comme ça que c’est le plus chouette.

Daniel KARLIN

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