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Vie de La Brochure
24 octobre 2022

Jean Teulé le gascon

Teulé

Teulé, nom de famille gascon surtout porté dans les Pyrénées-Atlantiques, qui désigne un tuilier, un briquetier. Je titre sur le "gascon" mais peut-être n'en avait-t-il rien à faire de la Gascogne ? Je reprends cet article du Monde non pour qu’il soit lu aujourd’hui, tant d’informations circulent, mais à titre de document d’archives. J’aurai voulu en dire plus sur Robert, son père gascon, mais ça sera pour plus tard. Et en souvenir de la pièce Montespan vu à Avignon. JPD

 Le Monde 22 octobre 2022

Un chroniqueur à l’érudition joyeuse

Touche-à-tout à la gourmandise insatiable, frère de tous les cabossés de la vie, des allumés et des meurtris, puissants comme anonymes, Jean Teulé s’était fait le chantre empathique de ces figures aussi douloureuses que pittoresques par la bande dessinée, la chronique média, le roman enfin, où il rencontra une ferveur populaire d’une réjouissante constance. Homme de fidélité, il a toutefois fait faux bond aux siens, en mourant le soir du 18 octobre, à son domicile parisien, d'un arrêt du cœur, à l’âge de 69 ans.

Bon géant de près de 2 mètres, au visage toujours souriant et au regard intense et pétillant, Jean Teulé imposa sa silhouette dégingandée à l'allure adolescente et désinvolte sans que le succès en altère la grâce élégante. Discret, voire secret, l’homme naît d’une idylle aussi contrariée que romanesque. Rescapé de la tuberculose, puis, jeune maquisard, de la traque allemande, son père, Robert, charpentier originaire d’Agen, est embauché à Saint-Lô, dans la Manche, pour reconstruire les toits de la ville, rasée par les forces américaines qui y soupçonnaient un QG de la Gestapo.

A la pause déjeuner, il quitte le chantier pour un bistrot où il succombe au charme d’Alice, qui sert les convives. L’amour fait le reste. De cette union naissent deux enfants - dont Jean, le 26 février 1953. Le charpentier n’a pas l'accent normand, lit L’Humanité et ne cache pas son idéal communiste. L’épouse perd son emploi quand l’artisan, étiqueté «rouge» et surnommé «graine de Moscou », est contraint de fuir la province.

La famille s’établit en région parisienne, à Arcueil (Val-de-Marne), dans la « banlieue rouge » où lui se fait menuisier à L’Humanité - il y croise souvent Louis Aragon -, quand son épouse devient concierge à la mairie, puis agent des écoles. A l’école communale Jules- Ferry, en CM1, Jean a pour condisciple Jean Paul Gaultier, futur couturier star; et tous deux se reconnaissent comme «différents des autres enfants», se souviendra plus tard l’écolier devenu romancier. Pour l'heure, il se rêve cycliste - il est pour Anquetil, son père préfère Poulidor. Mais la violence politique du moment contrarie la carrière entrevue. La mairie d'Arcueil est régulièrement pilonnée de boulons par l’OAS et la mère interdit aux enfants de jouer aux abords. Restent les piles de tracts militants stockés à la maison, dont l’enfant se sert pour y griffonner chevaux et cow-boys.

Rêveur lunaire

Le dessin est son seul point fort. A l’école, il s'ennuie, rêveur lunaire, ne lit pas, sinon Vaillant et Pif Gadget, et n’est marqué que par la découverte de Sans famille, d’Hector Malot. Sans surprise, il redouble sa 4e. Aussi, en fin de 3e, est-il orienté vers un apprentissage professionnel en mécanique auto. L'adolescent est effondré, se voyant déjà englué dans l’huile de vidange. C’est son professeur de dessin, Pierre Pillot, qui, voyant la mine renfrognée d'un élève d’ordinaire espiègle, prend les choses en main. Vu son talent, il lui faut intégrer une école spécialisée dans le dessin. L’enseignant ne le lâche pas, lui donne gratuitement des cours du soir et lui enseigne assiduité et ténacité. Résultat, Jean, admis à l'école de la rue Madame, est «sauvé».

Par la papetière d’Arcueil, chez qui il achète ses peintures et qui l’a pris sous son aile, il rencontre le dessinateur Barbe (1936-2014), qui a vu ses «gribouillis» et l’oriente vers la BD. Le voilà à L’Echo des savanes (1978-1982). Suivront ses collaborations à Circus - où il choisit de traiter comme star (le défi du numéro) Christine Villemin -, Hara Kiri, où Gébé (1929-2004) le recrute, (A suivre), le périodique de Casterman, où il publie Gens de France \ (1988), puis Gens d’ailleurs (1994).

C'est en voyant ces mises en scène de faits divers, BD et photos travaillés, dans l’esprit de l’émission de télévision documentaire de la RTBF « Strip-tease », à l’antenne depuis 1985, que Bernard Rapp (1945-2006) l’invite à collaborer à ses magazines sur le service public, « L’Assiette anglaise» (1987-1989), puis «My Télé Is Rich», où ses reportages sont écrits comme des scénarios de bande dessinée. Plus besoin de la palette du dessinateur désormais ! Et lorsque Rapp se voit proposer la succession de Bernard Pivot, «Caractères» remplaçant «Bouillon de culture »(199o), Teulé est prêt pour le roman. C’est ce que pense Elisabeth Gille (1937-1996), que Christian Bourgois a placée à la tête des éditions Julliard, l’année précédente. Elle en parle à Jean Vautrin, qui avait apprécié sa collaboration avec Teulé pour Bloody Mary et conforte son intuition.

Passeur de poésie

Jean Teulé est pris de court devant l’assurance de l'éditrice - « Vous êtes un écrivain, mais vous ne le savez pas encore » -, signe le contrat et accepte le chèque, avant d’être saisi d’un doute en illégitimité. Mais, une fois encore, il accepte sa chance. Ce sera Rainbow pour Rimbaud (1991), variation sur un poète qui lui parle depuis l’adolescence, puisque c’est par les chansons qu’a composées Léo Ferré sur les vers de Rimbaud que Jean a découvert le poète qu’avec Verlaine, Nerval, Artaud il tient pour nécessaire. De la poésie dont il se veut le passeur, il livrera d’autres jalons romanesques: Ô Verlaine! (Julliard, 2004), Je, François Villon (Julliard, 2006), avant - surmontant ses réticences envers l’homme qui, confiait-il, en 2016, à Lire, le « débecte » -Crénom, Baudelaire! (Mialet-Barrault, 2020). Et l’ombre de Charles d’Orléans viendra même adoucir le carnage d’Azincourt par temps de pluie, son plus récent ouvrage (Mialet- Barrault, 2022).

S’il poursuit un temps son parcours dans l’audiovisuel sur Canal+-, chroniqueur trublion de « Nulle part ailleurs », où sa verve et son humour font mouche, Jean Teulé est de plus en plus happé par l’écriture. Betty Mialet et Bernard Barrault, qui reprennent en main la maison Julliard, savent patienter, l’encourageant à persévérer, quand les nouveaux romans peinent à s’imposer. Mais l’accueil de Darling (1998), puis d’Ô Verlaine! (2004) et surtout du Montespan (2008), plébiscité par les prix comme par les lecteurs, leur donne raison.

Teulé ose tout désormais, exhumant avec sa langue librement jubilatoire, sombre et drôle, les faits divers les plus féroces. Le drame de Hautefaye, ce Village des «cannibales », si finement étudié avant lui par Alain Corbin (Aubier, 1990), où un innocent, à l’été 1870, est pris pour un ennemi, en temps de guerre, et mis à mort par des villageois {Mangez-le si vous voulez, Julliard, 2009), la tuerie de la Saint-Barthélemy (Charly 9, 2011), la terrifiante empoisonneuse bretonne Hélène Jégado (Fleur de tonnerre, 2013) ou la stupéfiante frénésie de danse dans Strasbourg à l’heure de la Réforme (Entrez dans la danse, 2018)...

Jouant du contre-pied (Le Magasin des suicides, paru en 2007, où le petit dernier d’une lignée sinistre a le don de bonne humeur) ou de la parenthèse (Comme une respiration..., 2016), Teulé ne se départ jamais d’une érudition joyeuse ni d’une frénésie langagière qui en heurte certains, tant il est imperméable à tout académisme, mais qui offre à ses nombreux lecteurs un emportement d’allégresse dont la rigueur de son information ne souffre jamais.

Lui, qui, depuis plus de vingt ans, attend l'aval de ses deux éditeurs et de sa compagne, Miou- Miou, pour persévérer dans l’écriture - au risque de tout reprendre de zéro si l’accord ne se fait pas -, laisse d’autres adapter en BD, en film, y compris d’animation, les histoires qu'il conte avec malice. Si les fables circulent, le passeur a réussi ses tours. ■

PHILIPPE-JEAN CATINCHI

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