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Vie de La Brochure
27 janvier 2023

Le Musée Ingres en 1951

Je suis dans la consultation des Nouvelles Littéraires. Cet article me fait rêver à un livre sur l'histoire du musée... JPD

Nouvelles littéraires 13 septembre 1951

RENAISSANCE d’un musée ROBERT REY

COMMENCE depuis plus de trois lustres, interrompu pendant la guerre et l’occupation, repris énergiquement depuis la Libération, le réaménagement de nos grands musées de province se poursuit avec méthode. La valeur de la tâche entreprise est insuffisamment appréciée pour deux raisons : La première, c'est que les réalisations effectuées, pour importantes qu'elles soient, se perdent dans le fouillis encore mal ordonné de nos richesses. La seconde, c'est que l'éclat des manifestations parisiennes épuise l'enthousiasme d'un public dont les facultés d'attention ne sont pas sans limite. Mais quel périple aurait accompli, cette année, à travers la France, le touriste dont l'itinéraire se fût jalonné par les villes dont le musée vient de se réveiller en beauté ! Nous ne citerons ici qu'un exemple, celui du musée de Montauban.

Car Montauban possède un musée où tout artiste, quelle que soit son appartenance esthétique, devrait avoir fait pèlerinage, fût-ce à pied. J'aimerais qu'il y eût des « hadj », retour de cette Mecque ; et qu'ils regardassent de haut ceux qui n'en auraient pas encore pris le chemin. Car, au musée de Montauban, cette « Kaaba » des temps modernes, se trouvent les quatre mille dessins qu'Ingres, le plus constamment actuel de tous les grands donneurs d'exemple, léguait, en mourant, à sa ville natale.

Voici trois ans que, sur l'ordre de Georges Salles, directeur des Musées de France, toute une équipe d'érudits et de techniciens travaille à la mise hors péril de ce trésor vraiment inestimable auquel on avait prodigué jusqu'alors plus de louange que de sollicitude. Au cours de ces trois années, chacun apporta son savoir et son expérience, mais d'une manière nécessairement intermittente et selon les besoins de l'instant.

Quelqu’un, toutefois, demeura sans arrêt sur la brèche : Mme Clémence Duprat, chargée de mission à l'Inspection générale des musées. Faisons-lui le mérite majeur de cette réorganisation. Il est d'autant plus remarquable, ce mérite, que Clémence Duprat est, parmi les médiévistes, une spécialiste de l'art mural français aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, et que, loin de cantonner étroitement sa compréhension, cette discipline la rendit, au contraire, plus subtile et plus pénétrante quand elle aborda l'œuvre du maître de Montauban.

Le travail de réorganisation comportait deux devoirs essentiels : d'abord, décongestionner les salles où les cadres s'étageaient naguère, bord à bord, de la plinthe à la corniche, encombraient l'ébrasement des fenêtres et des portes ; ces dessins s'y masquaient les uns les autres, et parfois même s'y trouvaient collés (au sens propre du mot, hélas !) les uns au-dessus des autres.

Maintenant, désagglutinés, rendus à l'air respirable mais soustraits aux brûlures solaires, ils seront exposés par roulement. Et cela, dans des salles enfin dégagées où, tantôt les uns, tantôt les autres, parmi les plus beaux, seront toujours visibles. Que de découvertes deviennent possibles ainsi, et de quelle portée ! Là paraît le second devoir : choisir les dessins les plus exemplaires. Il y fallait un tact raffiné. A les bien considérer, on prend conscience de ceci : la liberté d’interprétation d'Ingres ne fut jamais surpassée ; non plus que son pouvoir de détecter, sous l'apparente banalité d'un modèle, la présence inouïe de formes en puissance, de formes qui sont en quelque sorte la réalité métaphysique dudit modèle. Et tout cela dû non pas à quelque divination jaculatoire, mais au contraire, à une très lucide prospection au delà du domaine des premières apparences, à une clairvoyance aiguisée de patience et de raison. Une patience, une raison — et c'est là le miracle — qui ne freine jamais l'essor du devin en direction de cette permanence transcendante aux aspects charnels et bassement trompeurs de la soi-disant vérité objective.

Comparons le portrait achevé du duc d'Orléans (Versailles), (cette forme étirée comme un Greco, immatérielle, sorte de tabou royal bien plus que specimen humain), avec les dessins préparatoires à ce portrait (Montauban). De même, comparons l’effigie terminée du marquis de Pastoret avec les croquis préliminaires et comme confidentiels (Montauban). Là, dans le dessin, ce sont des traits gras de crayon d'une maestria déconcertante, des jeux d'ombre profonds et furtifs d'un réalisme intense, instantané, une habileté presque irritante qui situe toute une main en deux écrasements de sauce (comme l'eussent fait Vélasquez ou Franz Hals, ou, plus tard, Manet, de deux coups de pinceau). Et ici, au contraire, dans la peinture, la digestion de tout cela, une sublimation de tous ces « faits », dans un sentiment définitif de survivance ; survivance du modèle à soi- même, survivance du tableau à l'accidentelle vision qui l'a suscité.

Certes, il peut advenir qu'un génie si complet défaille à certains jours.

Et c'est encore un enseignement.

Dans plusieurs de ses grandes compositions religieuses, Ingres, à la poursuite de cette sublimation dont nous venons de parler, aboutit non pas à une supraréalité, mais à du vide. Et après ? Sainte Thérèse ne dit-elle pas que jusqu'en la septième chambre du château intérieur, le péché se glisse parfois ?

Mais dans ces cas, les dessins de Montauban font faire à l’esprit un trajet inverse de celui que nous indiquions tout à l'heure. Ils montrent vers quels appontements doit revenir, pour ensuite la tenter à nouveau, le navigateur qui vient de manquer la sortie de la passe. C'est d'ailleurs ce que Clémence Duprat exprime excellemment dans sa préface au catalogue du musée remanié. Parlant des sujets chrétiens traités par Ingres (et qui sont en effet ceux dont les «définitifs» nous émeuvent le moins), elle dit :

Si l’on outrepasse un faix de préjugés qui pèse, à tort ou à raison, sur ces grandes compositions, pour ne tenir compte que des recherches préparatoires, on est pris par la force de la conception issue de la nature vivante d’où l’art pour l’art est résolument exclu.

En vérité, oui, un pèlerinage au musée de Montauban pourrait encore sauver plusieurs jeunes beaux talents, que pervertit à l'heure où nous écrivons, l'illusion de la facilite et les mauvais charmes du décorativisme gratuit.

 

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