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Vie de La Brochure
18 septembre 2023

Ruffin a lu Xavier de Jarcy. sur le logement social

Fakir

Nouveau numéro de Fakir. Je reprends un article mais je précise que Ruffin y est nettement moins présent.

L'histoire d'un abandon

C’est un ouvrage que m’a offert Philippe Rio, le maire de Grigny, le réputé « meilleur maire du monde » (!) : Les Abandonnés, de Xavier de Jarcy. Une enquête historique, presque archéologique, sur la naissance des grands ensembles. Année après année, depuis l’après-guerre, et même l’entre-deux guerres, Xavier de Jarcy épluche les arrêtés des ministères, les revues d’architecture, les débats à l’Assemblée.

les abandonnés

Et il démonte un cliché (que je partageais). En effet, par les récits recueillis à Amiens, « On a découvert la salle de bain... avec les voisins, on s'entendait très bien... », l’enfance des banlieues me paraissait plutôt heureuse. Leur crise, je la situais plus tard, dans les années 80. À cause du chômage qui monte. De la drogue qui arrive. Des employés qui fuient vers les pavillons. Eh bien non : dès leur création, c’était la cata. Et les décideurs, très vite, ont eux-mêmes compris qu’ils créaient un «monstre » urbain, inhumain...

 

Dès 1955, Guy Houist, un ponte des sociétés de HLM, lance l’alerte, réprouve la « ségrégation sociale sous tous ses aspects : classe, groupe, âge, situation de famille, etc. » Et il demande qu’on prévoie les équipements : « magasins, écoles, assistante sociale, médecin de quartier, crèches, dispensaires, lieux de culte, terrains de sport... » Ces lieux communs seront, jusqu’au bout, les grands oubliés, sur lesquels les budgets vont rogner. Même les écoles sont livrées en retard, ou pas du tout.

En 1958, Odette Sicard écrit un rapport pour le département de la Seine : « En dehors des heures de classes, le soir et le jeudi, les enfants sont livrés à eux-mêmes (...) avec tous les risques que cela comporte pour l'avenir de ces jeunes. »

En 1959, Georges Hazemann, un médecin, dresse un réquisitoire contre ces « casernes géantes », « ces "machines à habiter" », [qui] exigeraient, pour palier leur monstruosité, des « antennes communes », « place de sports », « jeux pour les enfants », « locaux pour l’assistance sociale », « centre pour enfants pré-délinquants ». « Tout ceci est à construire et à entretenir à grands frais », sans quoi les enfants vont s’en remettre « à la loi du gang, bien différente de la bande de jadis. »

Mais malgré ces alarmes, rien ne change. Au contraire : de ZUP en ZAC, jusqu’aux « villes nouvelles », c’est toujours plus de béton, toujours moins d’humain.

Ce paradoxe s’incarne dans une figure : Pierre Sudreau, résistant, inspiré par Antoine de Saint-Exupéry, qui paraît un homme bon, humaniste. C’est lui qui, « commissaire à la construction », a porté la politique des grands ensembles. Le voilà nommé, après l’arrivée du général de Gaulle, ministre de la Reconstruction. Mais c’est un ministre en proie aux doutes qui s’exprime dans Le Figaro : « Certains grands immeubles, véritables murailles de béton, longs de plusieurs centaines de mètres, hauts de plus de douze étages, annihilent le côté humain de la construction. »

En 1961, toujours ministre, il dénonce « la mode - pour ne pas dire une véritable conspiration - qui s'est abattue sur notre pays, et qui a touché les architectes, les constructeurs, et même les maires. » Et au moment de laisser son ministère, en 1962, il s’auto-flagelle : « Lorsque je quitte Paris et que je vois ce que j'ai construit, je suis effrayé. Je n'ai pas réussi. »

Le constat, accablant, devient très vite une évidence. La cité des 4000, à La Courneuve, en est un symbole.

En 1963, une commission rend un rapport : "S'agissant de la vie quotidienne de milliers de personnes, il ne devrait y avoir aucune place pour les expériences et les abstractions de cette nature. »

En 1964, les habitants protestent : « Nous nous devons de crier bien haut notre déception afin d'œuvrer à éviter le renouvellement de semblable erreur. »

Et c’est là qu’éclate la première émeute : en 1971, le patron du bar Le Narval, flambant neuf, tue l’un de ses clients, Jean-Pierre Huet, seize ans. Le fait divers devient fait social.

De droite ou de gauche, populaire ou intello, la presse est à l’unisson. Combat fustige ces « dortoirs sans vie. » « Pas une fleur, pas un arbre, pas un oiseau », observe France Soir, un « gigantisme glacé ». Avec ce graffiti, rapporté dans les colonnes des quotidiens : « On n'est pas heureux à La Courneuve. » Signé : « Les jeunes de la Cité. » Des jeunes qui, en guise de loisirs, d’après un éditorial du Monde, « se font sans cesse interpeller par la police ». Après l’enterrement de Jean-Pierre Huet, devenu le symbole d’une jeunesse maltraitée, « cinq cents jeunes armés de pierres et de bâtons » donnent l’assaut au Narval, et blessent une vingtaine de policiers. Au terme de cette enquête, Xavier de Jarcy en appelle à « une cité débattue par les citoyens et non dessinée par l'administration ou les promoteurs immobiliers. »

Qu’en conclure, pour notre part ? Que, dès la naissance de ces grands ensembles, journalistes, urbanistes, médecins, et décideurs eux-mêmes, savaient que cette créature relevait de la « monstruosité ». Les malheurs de la cité, l’enfance abandonnée, la délinquance déjà présente, ou à venir, ils ne les attribuaient pas aux « jeunes » par essence, encore moins à une classe, ni à une couleur de peau, à une religion, mais à leurs « monumentales », « spectaculaires » « fautes ».

Voilà pour le passé, mais au présent ? Quand un clou est planté de travers, un coup de marteau ne suffit pas à le redresser. C’est beaucoup d’énergie qu’il faudra y consacrer, un travail sans fin, sans doute. Là, ce sont des milliers de tours, de barres, dans toutes les métropoles, dans toutes les villes, et même parfois jusqu’aux bourgs, qu’on a plantées de travers, sans souci de l’humain. On n’efface pas le péché originel, parce qu’il ne s’agit pas ici de murs, pas de briques, pas de béton, mais de cette chose qui fut négligée, oubliée, en ce XXe siècle de grands projets prométhéens : l’humain, l’humain d’abord, et qu’on en a jamais fini avec l’humain, avec ses petitesses et parfois sa grandeur.

FRANCOIS RUFFIN

Fakir n° 109       3

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