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Vie de La Brochure
17 février 2024

Camille Claudel vu par Rodin

Rodin Cladel

Judtih Cladel a publié le livre ci-contre en 1936 où elle évoque Camille Claudel. JPD

J'ai déjà évoqué Camille Claudel plusieurs fois. ICI.

CHAPITRE VIII

Une grande passion

PENDANT les longues causeries qui accompagnaient nos promenades dans le parc de Saint-Cloud, Rodin revint parfois, brièvement, sur l’aventure du Balzac. Mais, un jour, il alla jusqu’à d’intimes confidences et me dit de quelles épreuves d’ordre sentimental s’était doublée la crise dont il sortait...

...Elle était belle, artiste, douée d’un grand talent. Elle était devenue, il y avait près de quinze ans, sa collaboratrice et son cher modèle. Maintes fois, il avait interprété ses traits de française de race en des images qui ont la douce plénitude de certaines figures de Chartres. Son imagination de poète en fit La Pensée, La France, La Jeune Guerrière, le visage délicieux de L'Aurore...

Elevée hors de Paris, tout enfant elle modelait; à dix- huit ans, elle peignait des portraits remarquables; puis elle s était entièrement adonnée à la sculpture. Alfred Boucher, voisin de campagne de sa famille, visita son atelier et parla de ses dispositions exceptionnelles à Paul Dubois, devenu directeur de l’École des Beaux-arts, qui voulut en juger par lui-même. Frappé de la virilité de sa touche : « Vous avez pris des leçons avec M. Rodin? » lui demanda-t-il. Elle n’avait jamais entendu prononcer ce nom.

Ses parents vinrent habiter Paris. Aux environs de 1880, une famille de la bonne bourgeoisie ne pouvait voir sans effroi l’une de ses filles adopter la carrière artistique. Elle eut donc à lutter et, volontaire, tenace, ardente, elle lutta. Installée dans un modeste atelier, rue Notre-Dame-des- Champs, elle exposa au Salon. Elle avait groupé autour d’elle quelques jeunes filles qui prenaient en commun le loyer et les frais de modèle; Alfred Boucher avait accepté de surveiller leurs éludes. Bientôt, il partit pour l’Italie et demanda à Rodin de le remplacer. De nouveau et, cette fois, sans le savoir, Boucher jouait un rôle grave dans la vie de son confrère. Rodin conseilla donc ce groupe d’étudiantes et, les premiers temps, dans l’espoir de l’entraîner au travail par l’émulation, il lui adjoignit son fils.

D’emblée, il reconnut les dons éclatants de la jeune artiste de qui le visage, les magnifiques yeux bleu sombre au regard illuminé captivèrent bientôt son cœur d’homme. Il la fit venir à l’atelier de la rue de l’Université, la mêla à ses propres travaux, et, pendant quatre ou cinq ans, elle fut sa constante collaboratrice. Il la consultait sur tout, lui confiait, avec les directives du plus exigeant des maîtres, le soin de modeler les mains et les pieds des figures qu’il composait. Exercice ardu, mais efficace : «Faites des mains et des pieds » répondait-il aux débutants qui, au temps de sa grande renommée, venaient le consulter... « Lorsqu’elle vint pour la première fois travailler auprès de lui, il terminait Les Bourgeois de Calais et le Claude Lorrain. Il commençait le Balzac lorsqu’elle le quitta.»

Car elle quitta l’atelier au bout de quatre ou cinq ans. Elle s’en alla vivre seule, clans un quartier désert, un de ces faubourgs de Paris qui tenaient, alors, plus de la banlieue agreste que de la. ville. Seule, sans recevoir personne, concentrée dans le travail, pétrissant, du matin au soir, de ses doigts autoritaires et nerveux, des œuvres que les connaisseurs voyaient paraître, chaque printemps, au Salon, avec une admirative surprise. Au catalogue, elle se déclarait élève de MM. Paul Dubois, Alfred Boucher et Rodin. Quelques années après, c’est Rodin seul qu’elle revendiquera comme maître.

Elle eut vite conquis sa place. La célébrant, Mirbeau écrivit : «C’est tout simplement une grande  et merveilleuse artiste... quelque chose d’unique, une révolte de la nature, une femme de génie.»

Morhardt lui consacra d’admirables pages; Maillol dit qu’elle est un des rares sculpteurs, qui taille lui-même ses œuvres dans le marbre et lorsqu’on l’accusait de subir l’excessive influence de Rodin, le maître répliquait : «Je lui ai montré où trouver de l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle. » Il va sans dire qu’il la protégea et n’admettait point qu’on discutât le rang que sa conviction d’artiste lui assignait. Carolus Duran, devenu président de la section de peinture à la Société Nationale au moment même que Rodin présidait celle de sculpture, racontait volontiers les péripéties de cette séance du Comité où Rodin exigeait qu’on attribuât, au prochain Salon, une place d’honneur à l’envoi de son élève. Des confrères protestèrent. Il n’en démordit pas.

—        Enfin, Rodin, lui dit Carolus, moitié irrité, moitié railleur, voulez-vous que nous sortions et que nous vous laissions délibérer tout seul ?

—        Oui, répondit, sans se troubler, le père des Bourgeois de Calais.

 La belle artiste, cœur entier, absolu, ne jugeait pas suffisante la situation de disciple aimée et admirée. Elle voulait devenir l’unique objet de l’affection du maître et la compagne de sa vie intime. Ce fut alors la période des grands déchirements.

Auguste Rodin se considérait lié pour toujours à la femme qui vivait auprès de lui depuis bientôt trente ans, à la Rose de sa jeunesse, à celle qui avait partagé sans défaillance sa misère, sa longue patience et ses lointains espoirs. Sa vie se trouvait tout à coup cruellement divisée : à Paris, dans les ateliers où il était interdit à Rose de paraître, il appartenait, pendant les longues journées de labeur en commun, de causeries passionnées, à sa jeune collaboratrice; à Meudon, aux repas du soir et pendant les promenades indispensables à son repos, il était tout à Rose, à ses bons soins, à ses puériles conversations.

Comme toujours en de tels partages, les deux femmes souffraient mort et passion et, delà part de chacune d’elles, également intransigeantes et de caractère violent, s’abattaient sur l’homme des torrents de reproches, de larmes, et même de menaces. S’il rentrait tard, Rose, ivre de jalousie, brûlée d’idées de vengeance, rôdait comme une folle, dans la nuit, autour de leur maison isolée, guettant le pas sur la route de l’homme aimé et haï... C’est dans ces orages sans cesse renaissants qu’il sentit ses forces se briser. Le travail lui devenait pénible; tout le fatiguait : les tâches à accomplir, les réclamations des comités, les polémiques de presse, les charges matérielles... Devant l’ultimatum qui lui était sans cesse posé, il n’eut d’autre ressource que de se résigner à l’acte terrible: choisir. Et il choisit de laisser les choses telles qu’elles s’étaient arrangées d’elles-mêmes, il choisit de ne pas abandonner sa vieille compagne, « la servante au cœur simple »...

— Mais, hasardai-je, pendant une pause rêveuse au cours de ces poignants aveux, on prétend, couramment... que... vous avez de votre amie... quatre enfants...

— Dans ce cas, répondit-il simplement, le devoir eût été trop clair.

La jeune femme n’admit point la décision... Apres des scènes tragiques, elle préféra la rupture et il plongea, lui, dans les affres du désespoir.

Retirée dans une vieille maison de l’île Saint-Louis, elle vivait, toujours seule et très pauvre, entre les murs nus et élevés d’un appartement complètement vide. Sur des caisses d’emballage retournées, ses œuvres en plâtre, de rares bronzes, des esquisses enveloppées de linges limoneux composaient, avec deux ou trois chaises, tout l’ameublement. C’est là que je lui rendis visite, sans connaître alors le drame qui se dénouait. J’avais le désir d’écrire un article sur elle ; j’étais plus ou moins poussée par Rodin qui espérait sans doute, voir s’établir entre elle et moi des rapports qui lui eussent permis d’obtenir des nouvelles de son ami par mon intermédiaire. Elle m’accueillit avec simplicité et cordialité. J’admirai ses Sirènes, ses Faunesses... Nous ne parlâmes pas du grand homme, aussi détesté à présent qui avait été tant aimé, mais les yeux clairs de l'artiste étaient remplis d’arrière-pensée.

Le journal La Fronde, auquel je destinais mon article, défendait des idées opposées aux convictions conservatrices de celle que j’étais venue voir. C’était le temps où l’affaire Dreyfus faisait rage. Peu après ma visite, elle me pria, en une lettre d’un style précis et pur, de bien vouloir ne publier l’étude projetée que dans une feuille ou une revue d’opinions concordant avec les siennes.

Rodin ne pouvait supporter la pensée de la situation précaire de celle dont les œuvres ne se vendaient encore qu’à des prix infimes. Grâce aux relations qu’il possédait parmi l’administration des Beaux-arts, il réussit à lui faire acheter par l’État quelques-unes des meilleures d’entre elles qui prirent place dans différents musées. Il lui envoya des amis communs, avec mission de lui proposer, de sa part, un concours matériel ; mais elle refusait avec emportement, en proférant contre lui les plus cruelles accusations. Loin de croire à une tendresse qui se voulait tutélaire et que la séparation n’avait fait qu’aviver, elle l’imaginait acharné à la persécuter dans son art et son avenir, et si les messagers insistaient, ou protestaient de la sincérité de ses sentiments, au comble de l’exaspération, elle les chassait sans retour.

Tant de fureur annonçait le déséquilibre d’un esprit irrémédiablement meurtri. Bientôt, cette exaltation ne connut plus de bornes; amour et admiration se transformèrent en une haine farouche et tout ce talent, cette intelligence, cette beauté sombrèrent dans la plus noire neurasthénie.

Malgré l’égoïsme congénital de l’homme supérieur, Rodin ne se consola jamais de ce malheur. Déchiré par la rupture, il en conserva longtemps le cœur vacillant.

Lorsque le projet de créer le musée de la rue de Varenne fut sur le point d’aboutir, il confia à Mathias Morhardt son désir de réserver une des salles de l’hôtel Biron à l’œuvre de son élève; mais il mourut avant d’avoir vu son musée organisé et connu la satisfaction d’entraîner sa disciple avec lui dans la gloire... En ses derniers jours, tombé lui-même en l’inconscience et l’oubli de tout, il conservait, cependant le souci de cette vie sacrifiée et des soins qu’il reconnait sait lui devoir...

..A la fin de notre promenade, sous les frondaisons pacifiantes, comme il achevait de murmurer cette confession que, seule, l’ingénuité du génie pouvait formuler devant l'amie bien jeune encore que j’étais pour lui, il conclut :

— Les amants sont des fous ou plutôt des exaltés; ils bouleversent l’équilibre. La mesure, le goût, c’est ce que les Anciens nommaient la vertu. La tempérance n’est pas l’abstinence et l’amour véritable est le juste rapport entre les forces de l’homme et le degré d’émotion et de plaisir qu’il peut supporter. L’amour, comme l’art, est la recherche de l’équilibre.

Quant à Rose, d’autant plus tremblante que les liens qui l’attachaient à Rodin n’étaient pas légaux, pendant ces longues années, elle avait redouté l’abandon. Jamais elle n’oublia cette terrible alerte. Jamais les plaies de son cœur ne se fermèrent. D’autres épreuves vinrent les rouvrir et, jusqu'à la fin de ses jours, il en jaillit des flots d’amertume. Pourtant Rodin l’aimait comme cet homme, merveilleusement affiné par sa propre intelligence, pouvait aimer un être resté simple et rustique; mais, étrangers l’un à l’autre par l’esprit, ils se retrouvaient au royaume du cœur et là, du moins, se sentaient pour toujours unis.

— Pourquoi X... divorce-t-il ? demandait l’illustre artiste devenu vieux à l’épouse douloureuse d’un sculpteur venue lui annoncer elle-même l’inéluctable séparation.

— Parce qu'il en aime une autre.

— Ce n’est pas une raison. J’ai aimé d’autres femmes que la mienne, mais je ne l’ai jamais quittée.

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