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Vie de La Brochure
27 juin 2020

La Révolution française et les patois

Michel de Certeau

En 1975 ce livre a changé en partie ma vie. C'est là qu'on trouve un document, le texte du Montalbanais Gautier-Sauzin sur les patois et qui va servir dans la pièce de Benedetto sur les Drapiers jacobins. Castan avait fait de ce Gautier un jacobin et j'ai eu envie d'en savoir plus, sauf que ce Gautier n'avait rien à voir avec le Gautier sans-culotte, d'où son double nom pour faire la différence : Gautier-Sauzin. Je découvre à présent la présentaiton faite dans la revue Esprit qui mériterait un débat. J-P Damaggio

Michel de CERTEAU, Dominique JULIA, Jacques REVEL : Une politique de la langue. La Révolution française et les patois : l'enquête de Grégoire (coll. « Bibliothèque des Histoires », Gallimard).

Le sujet défini par ce titre a été en fait traité, il y a cinquante ans, par Ferd. Brunot dans le t. IX, 1 de sa monumentale Histoire de la langue française, ouvrage dont nos auteurs déclarent avec raison qu'il reste fondamental. Leur propos est beaucoup plus limité, comme le précise le second sous-titre : ils étudient essentiellement les 49 réponses conservées (25 jusqu'ici inédites) à l'enquête lancée en 1790 par l'abbé Grégoire —43 « questions relatives au patois et aux mœurs des gens de la campagne » —, la moitié du présent volume étant d'ailleurs occupée par un choix de documents relatifs, soit à cette enquête Grégoire, soit plus généralement au problème d'ensemble de la politique linguistique de la Révolution, — choix à la vérité un peu arbitraire : ainsi, pourquoi n'avoir pas joint aux rapports de Barrère devant le Comité de Salut Public et de Grégoire à la Convention, celui, non moins significatif, de Talleyrand à la Constituante, en août 1791 ?

Sur les huit chapitres de la première partie, six (et la conclusion) sont signés M. de Certeau ; j'avoue demeurer réticent devant le style si personnel de l'auteur : «Une problématique scientifique liée à une violence que le discours suppose en la cachant», «les relations qu'entretiennent une politique, une science du langage et ce que je désignerais encore approximativement comme une violence érotique à l'égard de la terre mère », « l'ambivalence d'un onirisme de la primitivité», — formules littérairement admirables mais l'innocent lecteur se demande chaque fois si elles ont un sens et, si oui, lequel...

Il y a bien entendu là-dedans beaucoup de choses intéressantes. Je trouve cependant qu'on ne rend pas assez justice à l'abbé Grégoire ; certes, son questionnaire ne va pas sans quelque confusion, orientant l'enquête en sens divers, mais son attitude à l'égard des parlers régionaux n'est pas uniquement négative. Si l'idéal révolutionnaire lui paraît exiger qu'ils s'effacent devant la langue nationale, il semble bien s'être rendu compte —dans la ligne, disons, de Rabelais et de la Pléiade par opposition à celle de Malherbe — que le français pourrait s'enrichir par des emprunts systématiques à ces langages populaires, soit (question 6) pour les choses de la nature, les termes d'arts et métiers (et c'est bien vrai: le français, langue des salons parisiens n'a pas de mots pour les choses de l'office : écoutez-vous parler ! Combien de provincialismes dans le parler quotidien de votre famille, même devenue parisienne depuis plusieurs générations), soit pour l'expression énergique des sentiments et des passions (qu. 9-12), « termes contraires à la pudeur » (le dictionnaire de Mistral rassemble 17 termes provençaux différents pour désigner la prostituée).

Le débat clos et le dossier refermé, le lecteur sort de ce livre en restant quelque peu sur sa faim ; peut-être les auteurs ont-ils travaillé sur une base trop étroite. Pour éclairer les choses, il faudrait à la fois remonter beaucoup plus haut et descendre plus bas dans le temps. Oui, remonter jusqu'au XIIIe siècle car c'est dès cette époque que les dialectes d'oïl et la langue d'oc ont commencé à reculer devant le dynamisme du francien. Je laisse de côté les problèmes propres aux langues périphériques — flamand, breton, catalan, italien, allemand (car en Alsace, le rival du français n'est pas le dialecte, mais l'allemand littéraire, cette autre langue de culture) ; mais en quel état la Révolution trouvait-elle les dialectes d'oc ? Préoccupée d'efficacité immédiate, la Constituante avait décrété (14 janv. 1790) de faire publier ses décrets «dans tous les idiomes qu'on parle dans les différentes parties de la France». Ecoutons Fr. Bouche traduire « la Counstitucién francézo » à l'usage des «habitans deis departaméns des Bouques-daou-Rhoné, daou Var et deis Bassos-Alpos », ou P. Bernardau — un des correspondants de Grégoire — s'essayer à rendre la Déclaration des droits de l'homme dans le parler de Bordeaux : « ...Naubiémemen. Tout ome diou esta regardat inoucen jucqu'â ce que sie estat declarat coupable ». Ce lamentable jargon peut-il encore s'appeler de l'occitan ? Parfaitement adaptés à la civilisation traditionnelle, les dialectes d'oc se révélaient incapables de répondre à la situation nouvelle créée par la Révolution, sinon en devenant un simple décalque, mot pour mot, du français. Celui-ci avait déjà conquis les élites provinciales : qu'il est significatif de voir publier, dès 1766 à Toulouse un manuel intitulé Les gasconismes corrigés, type d'ouvrage souvent imité, comme ce Manuel du Provençal, ou les provençalismes corrigés, publié en 1836 par un magistrat d'Aix !

Il fallait aussi descendre plus bas dans le temps : J. Revel consacre à «une France sauvage» — disons, moins péjorativement, aux débuts de l'ethnographie française — un chapitre final qui ne trouve, dans l'enquête Grégoire, que des matériaux assez pauvres, comparés aux richesses de tant d'initiatives fécondes de la période napoléonienne : on ne trouvera ici que le questionnaire de l'Académie celtique, mais qu'on pense à la fameuse circulaire de la même année 1807 prescrivant de traduire dans tous les dialectes la parabole de l'Enfant prodigue, et tant de travaux, comme le livre — récemment réédité — de J.C.F. Ladoucette, préfet de Gap entre 1802 et 1809, Histoire, typographie, antiquités, usages, dialectes des Hautes-Alpes...

Dès 1790, Talleyrand voyait dans l'école primaire le moyen le plus efficace de faire triompher la langue nationale ; cette action fut ralentie par la politique réactionnaire de Napoléon (en 1802, l'école primaire est abandonnée par l'Etat et laissée à l'initiative des communes) et des régimes qui lui ont succédé ; si bien que ce sera finalement l'école de Jules Ferry qui mènera jusqu'à son terme cette politique d'unification par la langue : à l'Ecole normale de son département, l'instituteur se verra inculquer une véritable haine du dialecte, qu'il poursuivra dans sa classe avec un acharnement souvent absurde (dans tel pays du Midi, on obligeait les enfants à désigner du terme angevin de «comporte» ce qu'ils appelaient d'un terme au moins aussi français une «cornue», la benne à deux cornes qui servait aux vendanges).

Nous sommes devenus aujourd'hui très sensibles au prix dont il a fallu payer cette unification linguistique, mais l'historien ne peut se contenter de critiquer : l'adoption générale d'un français commun, même appauvri et stéréotypé, n'a pas peu contribué, à côté de l'unification du système métrique, de l'adoption du cadre départemental, à notre unité nationale : ce n'était pas un médiocre idéal que celui de la République une et indivisible.

Henri MARROU.

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