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Vie de La Brochure
16 octobre 2020

Le 29 avril 1994 de VAZQUEZ MONTALBAN

vazquez Montalban

En 1994 pour fêter 30 ans d'histoire Le Nouvel Observateur a demandé à plus de 200 écrivains d'écrire leur journée du 29 avril 1994. Avec celle de Montalban nous allons retrouver... l'Italie et Rossana Rossanda. Un texte émouvant et rare car MVM n'est pas de nature a étaler son intimité. JPD

  Manuel VAZQUEZ MONTALBAN

Né en 1939 à Barcelone. Il commence à écrire dans les prisons franquistes. Auteur de recueils de poèmes et de nombreux romans, il est l'un des grands rénovateurs de la littérature contemporaine espagnole. Père du célèbre détective barcelonais Pepe Carvalho, antihéros gastrono-me et ironique de l'Espagne postfranquiste. Il reçoit le Grand Prix de la littérature policière en 1981 pour Marquises, si vos rivages (réédité sous le titre les Mers du Sud). Il a également publié Galindez (1990), un roman sur l'éthique de la résistance.

Dernier ouvrage paru : Moi, Franco (Seuil, 1994).

 

BARCELONE. Shiva veut que je me lève et la fasse sortir dans le jardin. Elle s'est assise sur ses pattes de derrière, à la tête du lit, le regard braqué sur moi, jeune chienne labrador busterkeatonienne qui sait très bien qu'il est 7 heures du matin, heure que la radio donne en répétant la liste des corruptions avec laquelle l'Espagne ouvre l'œil et qui me réveille. Dans les poèmes de Garcia Lorca, la Garde civile avançait «... dans un tunnel de silence» pour casser du gitan. Aujourd'hui les crânes des gitans exterminés rigolent parce que le directeur général de la Garde civile a disparu dans la nature, acculé à la fuite par les accusations de prévarication et d'indélicatesse quant aux fonds réservés, boomerang de la raison d'Etat, qui, à la fin du XXe siècle, n'est plus que simple déraison. «Qu'ils aillent tous se faire foutre», me dis-je, mais qui, ils ? La radio parachève son inventaire qualitatif du plongeon de la crédibilité démocratique en Espagne et cite, outre la disparition de l'ancien directeur général de la Garde civile dans son tunnel de silence et de complicités, la mise sous les verrous, pour fraude fiscale, de l'ancien président de la Banque d'Espagne, par ailleurs soupçonné de trafic d'influence, et la mise en examen de hauts fonctionnaires et non des moindres, puisqu'on trouve parmi eux l'ancienne directrice générale du Bulletin officiel de l'Etat, qui s'est sucrée sur les prix du papier du livre sacré de l'Esprit de la Nation... La station qui récite cette litanie d'accusations contre le gouvernement socialiste fait partie du réseau qui appartient à l'Eglise et adopte un style «heavy» bien dans le ton des manières rockeuses du pontificat de Jean-Paul II. «Il est trop polonais...», me disait le cardinal Tarancon, instrument de Paul VI dans la défranquisation de l'Eglise espagnole, et il ajoutait : «Il s'imagine que le monde entier, c'est la Pologne. »

Shiva ne me lâche pas, elle veut que je me lève, que je la fasse sortir dans le jardin et je vois tourner en rond dans un autre angle de la maison la vétérane Lira, petite louve dans le sillage de l'impertinent chiot qui a changé nos vies, et surtout, à 7 heures du matin, ma rentrée dans le monde, ce qui me laisse du temps pour méditer sur le mémorial de griefs personnels et collectifs que me dispensent les jours, les choses et les hommes. «Couchez par écrit vos pensées négatives», me conseilla un jour une psychiatre fort séduisante. «C'est ce que je fais depuis que j'ai commencé à écrire.» Je me lève et mets le pied sur une coupure d'Il Manifesto, plus précisément un article de Rossana Rossanda : «Berlusconi et la télévision». Shiva se met à aboyer, sa patience a des limites, ma femme reprend figure humaine — jusqu'à présent forme suspecte sous la couverture —, Lira accompagne de ses aboiements l'annonce de libération de la jeune chienne et j'éprouve soudain le besoin de me baisser pour ramasser l'article de Rossana et d'en relire l'heureuse conclusion. «En Italie, ce n'est pas Lénine, hors jeu depuis un demi-siècle, qui a été jeté à la poubelle, c'est Keynes, la véritable cible du libéralisme sauvage. »

Shiva marche devant, Lira nous attend au pied de l'escalier, la chatte Dalia rejoint le cortège et les trois animaux respectent le rituel de débranchement de l'alarme qui nous isole dans un coin de cette immense maison située sur les abords montagneux et dominants de la ville. Des gens sont entrés plusieurs fois pour cambrioler, ces derniers temps, sans même respecter notre présence dormante, et je préfère fignoler une explication sociologique (la société à trois niveaux devient bipolaire, avec 30% de nantis dominants et 70% de marginalisés réels ou potentiels, parmi lesquels les professeurs de philosophie et les casseurs qui me volent) et un système d'alarme sophistiqué qui fait de moi un Robinson prisonnier sur le faîte d'un arbre de son île privilégiée. Il faut nourrir d'abord la chatte, ainsi le stipule depuis toujours son statut d'animal abandonné et recueilli par mes nostalgies déçues de tous les animaux que, par le passé, j'ai voulu et n'ai pas pu recueillir. Puis Shiva, parce qu'elle a une âme de Mitia Karamazov et d'avant-centre bulgare et qu'elle sait qu'à sept mois elle peut imposer ses impatiences. Enfin, la brave Lira et son âme d'aînée de la famille, pour qu'elle ne soit pas jalouse et ne tombe pas dans un pessimisme psychologique pis que celui avec lequel elle a accueilli l'arrivée du chiot. Voilà. J'ai fait mon devoir envers la vie. Mon fils est chez lui avec sa compagne. Ma femme s'en va à l'université pour recaler 35 % de ses étudiants en histoire contemporaine, sans s'arrêter au fait qu'ils sont les derniers des Mohicans de l'historicisme. J'ai nourri mes chiens. Je vais me nourrir moi-même, peu, pour ne pas déprimer quand je me verrai sur les photos promotionnelles. Je m'assieds devant l'ordinateur, m'y attend un schéma de projet de pamphlet, dont je dois parler le 1er mai à Barcelone avec Carlo Feltrinelli, un pamphlet sur l'insoutenable légèreté de la connaissance, l'insoutenable légèreté du savoir social et de son langage pour servir à la compréhension d'un monde de guerres civiles en Yougoslavie, de renaissance du fascisme à l'italienne, du nazisme rigoureusement allemand, de l'œil non corrompu et maurrassien de Le Pen en France, du racisme économique et ethnique dans toute l'Europe, tandis que la dictature néolibérale décrète l'avantage du traditionalisme vendéen sur les excès de la Révolution française et abjure le péché de jeunesse initié par Rousseau, aval du bon sauvage. Une moitié de ma vie pour être débarrassé du franquisme, et quelque chose qui ressemble à la vieillesse me promet un fascisme télégénique soutenu par les militants du Milan F.C. (le militant actif) et les militants de la télé berlusconienne, le Big Brother réel (le militant passif), persuadés que l'Etre, c'est ce qui passe à la télé, et le Néant le contraire.

Je cesse de me lamenter historiquement pour parer à ma douleur de hanche, descendre en ville et me perdre dans l'heure d'hydro-massage. Ma masseuse a des bras blonds et la chevelure lente. On a mis à Jean-Paul II une prothèse à la hanche, et, aussitôt qu'il pourra marcher, il s'en ira chercher les préservatifs cachés entre les pages des livres de la Bibliothèque vaticane, spécialement dans l'Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis et dans Chemin d'Escriva de Balaguer, le fondateur de l'Opus Dei. Par l'intermédiaire de mon agent littéraire, j'arrange ma rencontre avec Feltrinelli au restaurant Eldorado Petit : cuisine catalane devenue cuisine d'auteur, un voyage parallèle, finalement convergent, effectué par la littérature et la cuisine. Je me mets aux fourneaux et prépare le déjeuner. Je retourne dans mon bureau et retrouve mes discours. Pepe Carvalho ? L'étrangleur de Boston? Le manifeste sur l'insoutenable légèreté du savoir? Ce soir, c'est l'anniversaire de ma cousine Milagros et on lui prépare une fête surprise pour ses 40 ans. Elle en avait 4 quand elle est arrivée chez mes parents, moi 19... C'était une petite fille presque réfugiée, et moi un apprenti conspirateur qui avait lu la Destruction de la raison, à de Lukacs, et les Chemins de la liberté, de Sartre. Lectures qui redeviennent indispensables. Trente-six ans après, l'experte bibliothécaire informatisée de 40 ans et le cuisinier de plats congelés historiques et moraux de 54 se reconnaîtront parmi les coupes de champagne catalan et les canapés au thon. On lit dans le Larousse des vins que le prétendu champagne catalan est détestable...

Cinq ministres dans le prochain gouvernement italien seront fascistes, les autres, leurs complices. Leonardo Sciascia me disait à Palerme, quelques semaines avant sa mort, que le discrédit de la mémoire historique et de l'utopie consacre la grossièreté du présent et comme obligatoire et comme inquisition. Sciascia avait été député de Marco Pannella, et voilà que Marco Pannella a fait rentrer les fascistes dans la logique démocratique par la porte de derrière d'une salle de cinéma où est projeté Roma citta aperta, de Rossellini. Le soir va venir. Nous ferons ce que nous avons à faire pour ma cousine. Puis nous mettrons Shiva, Dalia, Lira dans la voiture et nous partirons vers une nature plus libre que la nature qui entoure ma jolie maison, assiégée par les marginaux installés dans ce que les sociologues appellent le secteur souterrain de la société ouverte. Celui qui s'évertue à me voler est un petit casseur local bien connu. Il a le sida en phase terminale et même en prison ils ne veulent plus de lui. Entre sa seringue et ma vie, j'ai mis un système d'alarme sophistiqué qui guide mes absences et mes retraits dans cette maison de Robinson informatisé postmoderne, post-marxiste, postexistentialiste, postépicurien, postsûr. Je dirai à Feltrinelli que mon manifeste n'appartiendra jamais aux sciences sociales, mais à cette conscience-collage que le personnage poétique d'Eliot résume en disant : «Je n'ai, moi, qu'une poignée d'images brisées sur quoi le soleil se couche. » Les jours ne font partie d'aucun sens en particulier, pas plus que les choses, ou les hommes... et dans ces conditions, quelle autre poétique possible, si ce n'est le collage ? 29 avril 1994. Les Palestiniens et les Israéliens signent les accords sur leurs futures relations économiques. 

TRADUIT DE L'ESPAGNOL PAR DENISE LAROUTIS

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