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Vie de La Brochure
16 octobre 2020

Le 29 avril 1994 de Mohammed Dib

Mohammed Dib

Puisque après Montalban il y avait le texte de Mohammed DIB, j'offre aussi celui-ci d'autant que j'ai découvert cet auteur algérien en même tgempds que le Catalan. Un texte amusant si l'on peut dire... JPD.

Mohammed DIB

Né en 1920 à Tlemcen (Algérie). Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont la Grande Maison (1952), roman phare du mouvement inaugurant la littérature algérienne de langue française. Il écrit des poèmes, Ombres gardiennes (1961, réédité en 1984), un conte, le Chat qui boude (1974), une pièce de théâtre, Mille Hourras pour une gueuse (1980). Il entame avec les Terrasses d'Orsol (1985) sa trilogie romanesque nordique (le Sommeil d'Eve, 1989, et Neiges de marbre, 1990). Dernier ouvrage paru : l'Infante maure (Albin Michel, 1994).

 

LA CELLE-SAINT-CLOUD. «Alors, t'as su, toi aussi, ce qu'ils ont fait ? Gonflés...qu'ils sont, tu trouves pas? Gilbert, à ton avis?

— C'est quoi ? Encore une nouvelle dont personne n'est au courant à part toi ? Sacré Marcel ! T'as le chic pour ça. Allez, vide ton sac. C'est quoi, ton histoire du jour ? Bon Dieu, je sais pas où tu vas les pêcher, mais t'es jamais à court.

— C'est quoi mon histoire du jour ? Eh ben, mon gars, je vois que t'es pas informé, et ça, c'est quelque chose ! Ils se sont barrés. Tous ! Ils-ont-fou-tu-le-camp. Pas un qui est resté.

— C'est qui, ça, tous ?

— J'ai mis dans le mille ou pas, hein ?

— Vas-y, cause pour voir. »

 

J'étais assis près du bar devant lequel se tenaient ces deux citoyens dont un, le nommé Marcel, accoudé au comptoir, dévisageait l'autre qui, lui, se contentait de faire face à son verre. Comme celui-ci se trouvait de mon côté, debout en plus, je voyais mal la tête qu'il avait : aucune importance, je n'étais pas là pour m'adonner à la physiognomonie. Et pas spécialement, non plus, pour écouter leurs histoires. De la façon d'ailleurs dont le Marcel, lui mais pas son compère, vous martelait ça, sans doute à cause de l'habituel brouhaha qui règne dans le café, il fallait plutôt se boucher les oreilles pour ne pas entendre ce qu'il racontait. Du sensationnel, à en juger par son excitation.

C'en était en effet, du sensationnel et, maintenant que je suis de retour au logis et que je le sais, et que j'y repense, il aurait alors mieux valu pour moi être n'importe où sauf dans ce café, à ce moment-là. J'avais quitté une table, ma table de travail, pour aller m'asseoir devant une autre table, celle d'un bistrot, aux fins de m'aérer les idées, je trouve deux types qui, pas discrets pour un sou, ne se rendent pas compte qu'ils se donnent la réplique comme au théâtre, et qu'est-ce que j'apprends?

 

«Ouais, mon pote, crois-moi ou me crois pas, c'est pareil. [Le Marcel poursuivait de la sorte] Ils ont filé ! Tous ! Comme un seul homme ! Nous, on roupillait, et eux ils s’esbignaient, et de nuit, pour qu’on les voit pas. Avec leur mouquères, leurs loupiots. Comme un seul homme.

L’autre, le Gilbert qu’il s’appelait, se tourna cette fois vers lui.

—Mon vieux, quant tu auras fini de parler par devinettes, je comprendrai peut-être ce que t’essaie de dire.

— Non, mais quelle mouche les a piqués?

— Enfin, explique-toi, Marcel. T'arrêtes pas de gueuler, et quand même t'arrives pas à t'expliquer. C'est de qui que tu parles?

— Non, c'est pas possible, ils sont tombés sur la tête. »

 

Je suivais cette conversation, je n'y pouvais rien. Tout le matin, je m'étais échiné sur cinq lignes de texte pour ne réussir, de version en version, qu'à m'envaser lentement mais sûrement dans un joli bourbier de ratures, de surcharges, de reprises. Il y a des jours où ce n'est pas le jour, où ça ne marche pas : vous le savez, vous insistez et quand même ça ne marche pas, vous avez beau faire.

Vous avez beau faire, beau insister encore et encore, à croire qu'il y va du salut de votre âme et, résultat : comme cela aurait dû finir depuis longtemps, horrifié par la démesure de la tâche, je plantai là ces fichues lignes. Et, de l'air, de l'air, il me fallait de l'air.

J'étais venu au café du coin. J'estime qu'il n'y a rien de tel pour se remettre les idées d'aplomb que de voir des gens, les voir vivre. Et je tombai sur mes deux zigs.

 

«Les bronzés.

— Les bronzés?

— Les bics, les bougnoules, ces maquereaux de maguerrebins, quoi !»

Du coup, tout ouïe, je n'en perdis pas une.

« T'en es sûr?

— Sûr, et comment !

— T'as dit tous ? Tu chauffes pas de la tête, par hasard ?

— T'en as mis du temps, mais t'as fini par comprendre. De partout, ces cons-là !

— Il a bien dû en rester quelques-uns...

 

Gilbert avait avancé cette hypothèse sans qu'une ligne de son profil de condottiere eût bougé. A son ton, j'aurais toutefois parié qu'il rigolait en dedans.

 

« Nib d'arabes, plus un seul même dans les trous de rats où qu'ils nichaient. Hein, qu'est-ce que t'en dis de ça ? »

 

J'en étais, et j'en serai toujours, de ces « maguerrebins », dont le guignol-là était en train de dire on ne savait quoi : qu'ils auraient quitté le pays, qu'ils se seraient fait la malle jusqu'au dernier. Il ne donnait pas l'impression de plaisanter mais d'être tout ce qu'il y a de plus sérieux. Et de plus renseigné. Non, une chose pareille, comment était-ce Dieu possible ? Jusqu'au dernier ? Et moi qui me trouvais tranquillement attablé au bistrot de mon quartier !

Je n'allais pas me montrer plus discret qu'eux, j'écoutai la suite, non moins attentif aux figures de style employées, qui, pour moi, relevaient du folklore.

L'autre, qui se trouvait le plus près et dont je ne distinguais que le profil, le Gilbert comme il s'appelait, eut alors cette réflexion :

 

« Qu'est-ce qu'on va faire maintenant ?

—De quoi qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? s'écria Marcel, reprenant, un tic chez lui, les paroles de son interlocuteur, mais cette fois pour en contrefaire le ton.

— ça va laisser un vide. Ils n’étaient peut-être pas tous mauvais.

— Un vide! On va respirer un peu, ouais, plutôt ! »

 

Dans les yeux de Marcel, des yeux à fleur de tête qu'il pointait sur vous, un sourire brilla et lui élargit encore, si cela se pouvait, une balle déjà pas mal épaisse.

« On va respirer, et pas même qu'un peu !

— Je pense, moi, que ça va faire un vide, répéta le Gilbert de cette voix sourde qu'il avait et qui lui allait.

— Quoi, l'ami : tu t'en fais pour des crouilles? Pour des riens du tout ?

— J'ai juste dit que ça va laisser un vide.

— Et alors ! On est débarrassé sans avoir à se salir les mains. Crois-moi si tu veux : celui que t'as devant toi, il avait déjà mis plein de munitions de côté, un stock. Hein, des fois qu'y aurait eu quelque chose à faire qu'il aurait fallu faire ! C'est un peu dommage ! Mais attention, mon stock est pas perdu. Y peut encore servir. C'est quand même un peu dommage.

 

Et le Gilbert de ricaner dans sa barbe.

— Un peu dommage, si des fois c'est pas que des bobards.

— Moi, je raconte des bobards ? Je l'ai entendu annoncer à la radio, et comment !

— Et moi, je dis, la radio, la télévision, ça marche qu'au bobard.

— En attendant, mon stock de munitions, je l'ai et je le garde. Les Arabes ont décampé ? Qu'ils aillent se faire pendre ! II reste les autres, un tas d'autres. Ne t'imagine pas qu'il y a qu'eux, que tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil, comme disait je ne sais pas qui.

— Tu pousses un peu, Marcel, tu trouves pas? Tu te montes un peu trop le bourrichon. Fais gaffe, tu finiras par attraper un coup de sang.

— Camarade syndiqué, écoute un bon conseil, faut jamais se laisser avoir. Moi, demain, on me dira y 'a la guerre dehors, dans cette rue, je réponds : tout de suite. Je fais pas ouette and scie comme l'Anglais.

— Je la connaissais pas, celle-là.

— C'est ce qu'ils disent en tout cas, de l'autre côté de la Manche.

— Mais quelle manche ?

— La mer là-haut qu'a l'air d'une manche. »

Ayant à peine fourni ces explications, chose curieuse, le Marcel devint pensif, toute l'épaisseur de son visage, de son corps parut entrer en travail. Il observa ainsi un temps de silence encore que, visiblement, il ne fût pas coutumier du fait. Puis il se résolut à lâcher dans une moue :

« C'est un peu dommage, oui. Ils auraient pu en laisser quelques-uns. »

Des propos que Gilbert, perplexe, n’eut pas l'air de savoir comment prendre. Grand, fort, tout en os, le profil qu'il me présente comme taillé dans de la pierre et, dans ce profil, le front buté, il devait les retourner dans sa caboche.

Pour ma part, j'avais compris.

J'avais compris, parce que justement je suis l'un de ces immigrés qui étaient censés avoir tous émigré en sens inverse. Tous, mais pas moi qui, pour n'avoir pas reçu le signal du départ, étais probablement le seul à être resté. Que je n'en aie rien su, il n'y a là aucun mystère, l'explication est simple l'endroit où j'habite, on ne rencontre pas l'ombre d'un de mes compatriotes, et donc si le mot avait circulé, il n'est pas arrivé à ma connaissance.

Autre chose : à supposer que ces deux rigolos eussent fait attention à moi, ils n'auraient jamais pu s'imaginer que j'étais un  des maguerrebins qui leur valaient autant de souci, ni découvrir, en fût-il demeuré un seul que j'étais celui-là. La nature m'a en effet doté d'un physique qui me permet de me fondre dans le tout-venant de la population. Et au fait, je me rappelle aussi que, ce pays, j'en étais un citoyen, avant d'y devenir un étranger.

«Y aurait que ces jeunes, ces ados, ces crânes rasés, gouaillait Gilbert, que t'aurais déjà pas mal à faire, maintenant que autres ont débarrassé le plancher. C'est vrai ou pas, Marcel ?

— Pourquoi ils sont partis, merde ! Qu'est-ce qu'on leur a fait, à ceux-là ? Je ne comprends pas. Ils étaient pas bien chez nous ? Dans leur pays, y trouveront que de la terre à bouffer, c'est moi qui te le dis. Les salopards ! J'en avais comme voisins : ben, je m'entendais avec eux. A ton avis fallait leur dire de rester?

Le Gilbert y alla simplement du mi refrain.

— Ça va faire un vide, c'est sûr. »

A son profil tout en nœuds, on voyait bien que ce n'était pas un causeux, et surtout qu'il s'en battait l'œil et qu'il ne s'efforçait de participer à cette conversation que pour faire plaisir à l'autre.

« Ben oui! s'indigna Marcel en tapant du poing sur le comptoir. Quelle mouche les a piqués ? Du moment qu’ils étaient déjà là, pourquoi qu'y n'auraient pas continué ! Non mais, pour qui y se prennent ! Y fallait se mettre à genoux et les prier pour qu'ils restent ? »

 

Le plateau à la main, le garçon passait à portée de voix. Je lui fis signe d'approcher.

«Pouvez-vous me dire quel jour nous sommes? »

Il eut l'air de tomber des nues, toutefois je notai que lui-même s'était mis à réfléchir avant de me répondre, évidemment comme à un pauvre d'esprit :

«Mais on est vendredi, monsieur. Vendredi 29 avril. Vous voulez savoir l'année aussi? »

Tout occupé à me graver cette date dans la cervelle, distraitement je fis :

«Ah oui... Vous en êtes sûr ? »

Il prenait déjà une expression offensée, quand il se ravisa et s'éloigna en secouant la tête.

A présent, qu'allais-je faire? La question se posait à moi. Pour n'être pas capable de voir plus loin que le bout de mon stylo, j'ai encore raté le coche. J'ai pris l'habitude de me fier à ma plume comme à un porte-parole du destin, je me plais trop à cette géomancie, à quoi on peut comparer l'écriture, et où il me semble lire les cheminements de ma vie et même ceux du monde. Mais l'oracle ne parle pas toujours et cette fois il est resté muet. Mes compatriotes, quoique de loin, me tenaient compagnie, il m'était loisible d'aller à tout moment les rejoindre, pour peu que l'envie m'en eût pris. A présent les voilà partis, eux, et moi, me voici demeuré, laissé avec ma tablette de sable sur laquelle je peux tracer signe sur signe, à l'infini, sans que cela me sorte de ma solitude. Et j'imagine l'accueil qui leur sera réservé, comment là-bas on s'y est préparé, comment on leur fera fête. Cet enthousiasme. Je me mets dans la peau de ceux qui les attendent, amassés autour des terrains d'aviation, sur les quais des ports, des gares. J'entends d'ici les hourras que pousseront d'une seule voix toutes ces poitrines. En hommage à leurs sœurs et frères revenus d'exil, se retrouvant chez eux, une acclamation à faire trembler la terre et le ciel.

Je les vois pleurer d'émotion.

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