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Vie de La Brochure
5 septembre 2021

Une histoire d’Ervin Šinko

 

Ervin_Šinko

Hier je ne connaissais rien d’Ervin Šinko (1898-1967). J’avais noté sa présence régulière dans l’hebdo d’Aragon Ce soir mais sans y prêter attention vu qu'il est inconnu. Aujourd’hui je sais presque tout de cet homme extraordinaire né en Hongrie qui n’a pas pu publier beaucoup de livres et qui a pourtant tant écrit. Je vais avoir l’occasion de revenir sur ce serbo-croate (sa langue d’écrivain) mort à Zagreb et qui a tant vécu à Paris mais aussi ailleurs. J-P damaggio

 

Ce soir 21 juillet 1937

et maintenant, UNE HISTOIRE d’Amour.

par ERVIN SINKO

M. le député était arrivé de Budapest par le train de nuit. Son cocher Alexandre l'amena à la maison, détela les chevaux, leur donna à manger, à boire, tapota leur dos lisse et brillant, puis il regarda autour de lui dans l'écurie, cherchant quelque chose à faire. Avec deux doigts il écarta le bout pendant de sa longue moustache jaunâtre : c'était tout ce qu'il trouvait comme occupation.

Puis, comme si cela l'aidait à se recueillir, il passa sur son front le dos de sa main aux doigts noueux. Il ne soupirait même pas. Car pour que l'homme puisse gémir à haute voix contre son destin, il faut que subsiste en lui un reste de révolte. Chez Alexandre cela n'existait même plus.

Il s'assit sur la paillasse de son lit de camp, chargée de couvertures, tourna le dos à la lampe à pétrole accrochée au mur, envoya promener ses pantoufles, sortit de sa poche la lettre reçue le jour même, l'étala sur son genou et, la pipe froide entre les dents, regarda les chevaux qui battaient de leur queue leur croupe musclée pour en chasser les mouches bourdonnantes, réveillées par la lumière. Il ne regarda même pas la lettre, il la connaissait déjà par cœur, et c'est pour cela qu'il ne pouvait plus réfléchir.

Rien ne peut arrêter le malheur lorsqu'il poursuit quelqu'un, tout comme l'ivrogne dont le gosier devient de plus en plus sec à mesure qu'il boit. En vain Alexandre avait quitté son village l'hiver passé et dans le village sa femme et ses deux petits enfants, pour se faire engager comme cocher à la ville. En vain préparait-il la litière des chevaux avec autant de soin que s'il s'agissait du lit de ses propres enfants. En vain les soignait-il, le brossait-il, les tondait-il, au point qu'ils avaient l'air de sortir, chaque matin, de chez le meilleur coiffeur de la ville, tout comme M. le député, leur maître. Cela, pour que le maître soit content de lui. En vain, même le dimanche, évitait-il le cabaret pour pouvoir envoyer à la maison, chaque premier du mois, dès qu'il le touchait, son salaire intact. En vain, car une lettre est venue aujourd'hui de la femme. « Le printemps non plus n'apportait pas de travail, écrivait-elle, les paysans riches eux-mêmes préfèrent faire travailler leur femme plutôt que de débourser le salaire des journaliers.» La femme, elle aussi, se voit donc obligée de chercher une place à la ville si elle ne veut pas que la famille ait faim ; mais à qui confier les deux petits enfants ? Si la mère d'Alexandre ou celle de la femme vivait encore, on pourrait laisser les deux petits à la grand'mère, mais elles n'étaient plus. Et la femme demandait : « Mon cher mari, que faire ?»

— J'ai bien fait de remiser la calèche dans le hangar, pensa Alexandre quand il s'aperçut que le ciel était aussi sombre que les fenêtres.

— Il y aura un orage, oncle Alexandre, dit du côté de la cuisine la voix de Marichkà.

Alexandre avait seulement trente ans et Marichka, la bonne de M. Le député, sûrement plus de vingt mais — peut-être à cause de la grande moustache d'Alexandre et parce qu'il n'était pas bavard — elle l'appelait «oncle». Marichka avait son lit dans la cuisine, mais aujourd'hui il faisait trop chaud là aussi ; elle sortit et s'assit, en jupon, sur la marche de la cuisine.

— Probablement, répondit Alexandre sans même tourner la tête vers Marichka.

Ils n'étaient pas amis tous les deux, car souvent, quand ils déjeunaient seuls dans la cuisine ou se mettaient à table pour le dîner, Alexandre pensait que sa femme elle aussi pourrait faire la cuisine pour le député. Ils n'étaient pas amis tous les deux, car Marichka, bien qu'elle sût que madame ne voulait pas engager un ménage sous prétexte que l’un détourne l'autre du travail, elle aussi pensait souvent que si l'oncle Alexandre n'était pas là, elle pourrait peut-être faire engager à sa place son mari comme cocher. Elle et son mari n'étaient mariés que depuis deux ans et il était devenu évident que leur ferme, en aucune façon, ne parviendrait à les nourrir. L'homme restait à la ferme, au village, tandis que la jeune femme avait repris, chez le député, la place de bonne qu'elle avait déjà occupée comme jeune fille.

Au milieu de la cour pavée un vent soudain joua avec les feuilles du vieux noyer. Alexandre leva les yeux vers le noyer, puis vers la cuisine. Venant de là, Marichka s'avançait et pour un instant sa jambe nue sous le court jupon éclata, blanche, devant les yeux du cocher.

Alexandre lui lit place sur le banc. A peine la femme se fut-elle assise qu'Alexandre laissa échapper : «Ce n'est pas une vie ! »

Marichka aperçoit le papier dans la main de l'homme. Marichka pense à la femme qui a écrit cette lettre.

Elle a des enfants, celle-là, elle non.

— Et lui, peut-être… il est assis.. à côté d'une femme, comme moi à côté de vous.

— Qui, hein? Alexandre lève brusquement la tête. Il a lâché son pied. Il tourne la figure vers Marichka.

Elle ne répond pas tout de suite.

Quelque part, loin, derrière le noyer, un éclair sillonne 1'air, elle fixe ce coin du ciel.

— Mon mari, dit-elle.

Mais Alexandre avait déjà compris. Tous deux se lèvent à la fois.

De la main d'Alexandre la lettre tombe. Marichka sait qu'elle est précieuse, elle se baisse, elle cherche dans l'obscurité à terre et lui tend le papier. Alexandre se rappelle : «Mon cher mari, que faire ? » Il se dirige sans mot dire vers l'écurie.

Il va et il sait que Marichka le suit, il sent son haleine sur sa nuque.

Sous les chevaux qui se réveillent la paille craque, puis de nouveau le silence. Le bras d'un homme étranger entoure la taille de la femme et la femme, comme un jeune arbre courbé par le vent, se plie en arrière.

Elle saisit la lourde main étrangère de l'homme et l'attire à elle, vers ses seins qui éclatent presque et se collent contre les paumes chaudes.

Et sur le lit du cocher ils s'enlacent.

La porte de l'écurie est restée ouverte mais on ne voit rien dans l'obscurité. Les bras sous la tête, ils sont étendus, les yeux ouverts, muets, l'un à côté de l'autre. L'homme s'appuie sur le coude et sa main lourde glisse sur la joue de la femme.

— Qu’as-lu ? demande-t-il.

La femme regarde fixement dans l’obscurité et ne répond pas, au cocher Alexandre qui sait pourtant ce qui en est.

Traduit du hongrois par Anne Roger.

 

 

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