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Vie de La Brochure
29 août 2022

Vallejo, les incas en 1936

11 septembre 1936

A partir des années 1930 les Incas sont à la mode. Vallejo essaie de s'informer le mieux possible pour défendre en France la culture de son pays. Cet article, traduit par son épouse, complète celui sur la forteresse inca. Notons son écho aux cultures chimues, celles de son peuple qui sera battu par les Incas juste avant que les Incas ne soient battus par les Espagnols. Même aujourd'hui parler des chimus n'est pas très porteur par rapport aux Incas et pourtant... J-P Damaggio 

Beaux-arts 11 septembre 1936

Combien de milliers de siècles se sont écoulés depuis que l’homme, première idée de Dieu, jusqu’à ce qu’il eût la première idée de soi ? Car il est certain qu’avant qu'il découvrît dans sa conscience sa propre image, indépendamment de celles des autres êtres, il découvrit l’image de l’Etre des êtres.

Cette priorité dans le temps d’une idée sur l’autre, l’évolution des arts plastiques des divers peuples primitifs la reflète mieux peut-être que nulle autre expression de l’esprit humain.

L’évolution de la sculpture inca nous offre sous ce rapport, bien qu'en l’absence de données précises pour fixer avec exactitude les frontières des époques successives des suggestions d’un vif intérêt historique pour l’étude comparée des arts plastiques en général.

Un caractère exclusivement religieux domine dans la sculpture inca préhistorique la plus lointaine. Là, comme d’ailleurs dans les origines de la statuaire chez d’autres peuples indo-américains, — Les Mayas et les Aztèques entre autres — l’être humain, considéré comme entité esthétique autonome, n’apparaît jamais, et l’image de Dieu sous les multiples formes du polythéisme est la matière constante de la statuaire. Quand une forme humaine se montre dans les monolithes, masques, stèles funéraires, bas-reliefs, il joue le rôle d’un membre du corps de la divinité dont il incarne, de façon allégorique ou symbolique tel ou tel attribut. Son intervention plastique a alors une valeur cabalistique égale ou équivalente à celle des signes zoomorphes.

C’est tout au plus en fonction et sous l’aspect de prêtre qu’apparaît la représentation de l’homme, et dans ce cas la figure est à tel point stylisée et reste encore si peu humaine, au profit des facteurs religieux, qu’on dirait plus une idole qu’un être humain.

Il faut encore que la sculpture franchisse de nouvelles et longues étapes à la recherche d’autres conceptions thématiques pour qu’entrent dans la sculpture des représentations de la vie sociale quotidienne et c’est là le premier pas vers la découverte du motif-homme, considéré en chair et en os indépendamment de tout lien avec le monde théologique.

**

 Certes, l’Egypte, et particulièrement l’Empire romain, nous ont laissé des monuments — les Pyramides, les arcs de triomphe — d’une valeur extraordinaire en tant que révélation plastique de l’esprit d’ordre municipal et constructif de ces peuples. Les expressions sculpturales et monumentales du même genre, chez les Incas, nous révèlent ce même esprit d’organisation et d’administration sociale, par des moyens plastiques d’une inspiration plus directe et d’une force expressive saisissante. Maintes sculptures sur pierre et bas-reliefs en porphyre récemment découverts dans les régions du Cuzco et de Puno traduisent les cérémonies, rites et, mœurs de l’époque, par des scènes d’un vérismes et d’une abondance de détails étonnants. Les foules y apparaissent, sous des traits, bien entendu, trop indistincts et flous pour y discerner des figures individuelles concrètes. Ce sont, quand même, des prodiges d’harmonie et d’atmosphère, à peine égalés, bien que sous d’autres aspects, par les Phéniciens et les Grecs.

Mais si, dans ce cycle, la vie sociale a déjà cessé de se montrer submergée par les préoccupations mythologiques, elle l’est encore par les préoccupations cosmogoniques particulières à cette étape de l’évolution religieuse de ce peuple. C’est ainsi que nombre de ces sculptures — celles surtout de Thiahuanaco — mêlent fréquemment au jeu réaliste des rapports humains, des signes concernant les rapports d’ordre et de hiérarchie dans les systèmes planétaires. Des exemples de cet art sont la célèbre porte de Chavin et la pierre solaire dénommée Klassassaya.

Une courbe de siècles beaucoup plus grande encore est nécessaire pour que ce processus de différenciation idéologique et représentative atteigne à une humanisation plus radicale de la figure de l’homme. L’époque arrive alors où, à côté de représentations collectives définitivement affranchies des dieux et des astres, dans la sculpture les figures des individus font leur entrée. Des statues des hauts magistrats et des capitaines du Tahuantinsuyo apparaissent, auréolés sans doute des emblèmes théocratiques relatifs au principe d’autorité, mais radicalement libérées, elles aussi, de toute allure surnaturelle. Beaucoup des sculptures découvertes à Tikillajta appartiennent à ce cycle. Le professeur Valcarcel, directeur du Musée national de Lima, les interprète en ces termes :

 « Les quarante sculptures autour du échampi (sceptre symbolisant l’autorité), de l’escargot marin (corne de guerre, signe militaire) et de la mulli (coquille symbolisant le culte divin), représentent la soumission des diverses nations du Tahuantinsuyo, au pouvoir politique, militaire et religieux des Incas. »

Bref, ces sculptures annoncent la proximité d’un art dans lequel l’homme va être enfin traité tel quel, pour lui-même, détaché de tout cadre qui ne soit son propre contour, et allégé de tout contenu qui ne soit sa propre matière individuelle.

Cet art, nous le trouvons en pleine floraison dans les civilisations au littoral du Pacifique, plus particulièrement dans la statuaire mochica ou chimu, dans le Nord du Pérou.

En faut-il conclure que l’art du portrait ait existé dans la sculpture inca?

En vérité, de nombreuses têtes chimues décèlent un caractère de portrait bien marqué. Chacune est un cas psycho-physiologique différent; chacune exprime une âme diverse, avec des sentiments et des passions également divers. Celle psychophysiologie du personnage répond, par ailleurs, à un travail si réitéré d exploration et d’étude d’un même modelé que nous sommes forcés de reconnaître que nous sommes en présence d’un réalisme artistique très voisins des modernes esthétiques européennes.

Cet art sculptural marque le sommet de la statuaire inca. A la suite des événements politiques et sociaux survenus dans le pays, cet art a-t-il évolué vers une individualisation plus accentuée du modèle? S’est-il arrêté net à l’arrivée des Espagnols? A-t-il agonisé, d’une agonie lente, sans causes extérieures, et par simple dépérissement de ses propres racines sociales et psychiques? On se perd en hypothèses. C’est aux sociologues et historiens de l’art de répondre à ces questions, ainsi que d’expliquer par quelles causes et par quelles voies a pu naître et se développer, dans une société féodo-collectiviste (et non communiste!), un art à tendances individualistes si larges comme celui des sculptures chimues.

César Vallejo. (Traduction de G. Philippart.)

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