Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Vie de La Brochure
2 novembre 2023

Michéa sur Marianne

Marianne est l'hebdo qui est le plus proche des idées de Michéa et KÉVIN BOUCAUD-VICTOIRE un de ses défenseurs. Quand Michéa est interrogé sur Le Point, bien sûr les premières questions portent sur sa critique de la gauche et ici elles portent sur le statut des classes moyennes. Puisque dialogue il y a, pourquoi ne pas poser des questions plus pertinentes que la répétition du livre lui-même ? Par exemple, comment sortir de la situation ? J-P Damaggio

 

Dans son dernier essai, le philosophe Jean-Claude Michéa met à jour sa critique du libéralisme, en partant des évolutions du mode de vie métropolitain. PROPOS RECUEILLIS PAR KÉVIN BOUCAUD-VICTOIRE

Socialiste libertaire plaidant pour la décroissance, Jean-Claude Michéa est avant tout connu pour sa critique radicale du capitalisme ainsi que pour sa rupture avec une gauche qui se serait coupée, selon lui, des classes populaires. Dans son dernier ouvrage, Extension du domaine du capital le philosophe, installé dans un village des Landes depuis maintenant sept ans, décortique l’imaginaire, l’idéologie et le mode de vie des classes moyennes urbaines. Celles-ci, traditionnellement à gauche, sont devenues un des moteurs du système qu’elles prétendent pourfendre.

Marianne : Selon vous, les classes moyennes urbaines sont les complices du capitalisme. Ce sont pourtant celles qui semblent le plus préoccupées par la question écologique...

Jean-Claude Michéa: Je n’ai jamais formulé les choses de façon aussi abrupte ! Ce qui est vrai, en revanche, c’est que, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, cette question des nouvelles classes moyennes urbaines occupe une place centrale dans les débats philosophiques sur la nature d’une société socialiste ; j’ai notamment essayé d’en donner une idée, dans mon livre, à travers la polémique entre Karl Kautsky et Jan Waclav Makhaïski. À la différence des classes moyennes traditionnelles (petits paysans, artisans, petits entrepreneurs, etc.), que la logique capitaliste conduit mécaniquement à éliminer, les nouvelles classes moyennes urbaines, celles dont la mission première est précisément d'encadrer la marche en avant perpétuelle du système capitaliste sur les plans économique, technique, administratif et culturel, se développent évidemment au même rythme que ce dernier.

En quoi cela est-il problématique ?

J.-C.M. : Il est clair qu’un statut sociologique aussi ambigu - celui d’« agents dominés de la domination », pour reprendre la définition classique d’André Gorz, ou de « fraction dominée de la classe dominante », si l’on préfère la terminologie de Bourdieu - n’encourage guère ces « nouvelles » classes sociales, et encore moins leurs fractions supérieures et « moyennes supérieures », à envisager les progrès continuels de la modernité capitaliste, notamment dans l’ordre culturel et sociétal, d’un œil véritablement critique. Comment, par exemple, remettre en question de façon cohérente la dynamique sans fin de l’accumulation du capital et le règne croissant de l’abstraction et de la vie hors-sol quelle implique sans interroger son propre rapport à l’hypermobilité néolibérale (notamment son habitude de voyager, d’étudier et de travailler « à l’international »), au consumérisme high-tech, aux charmes inépuisables de la « distinction culturelle » ou, a fortiori, à la division capitaliste du travail (autrement dit, à celle qui conduit à séparer dirigeants, concepteurs et exécutants) ?

On comprend alors mieux pourquoi le fait que l’histoire politique de la gauche du XXe siècle se confonde en grande partie avec celle de la mainmise progressive de l'intelligentsia de ces nouvelles classes moyennes urbaines sur le mouvement ouvrier et socialiste originel (et, dans les pays du Sud, sur les différents mouvements de libération nationale) a pu amener Orwell - dans le sillage des critiques anarchistes du XIXe siècle contre ce que Bakounine appelait le «gouvernement des savants » - à voir dans l’idéologie spécifique de cette intelligentsia à la fois dominante et dominée (et donc, ajoutait-il, avide de « s'emparer à son tour du fouet ») le point d’entrée principal dans ce mouvement au départ populaire de toutes les idées qui rendront progressivement inévitable l’abandon - ou, pis, la perversion totalitaire - de son idéal égalitaire et émancipateur initial. Si l’on ajoute que l’entrée du mode de production capitaliste, au cours des années 1980, dans son stade néolibéral, sur le plan tant économique que politique et culturel, a très vite conduit à subordonner le clivage traditionnel entre villes et campagnes (un clivage qui, jusque dans les années 1950- 1960, n’excluait d’ailleurs pas un jeu d’échanges permanent entre elles) à celui qui oppose à présent de façon de plus en plus massive et évidente (sauf pour Thomas Piketty !) une France « périphérique » (laquelle inclut également, on l’oublie trop souvent, la majorité des territoires d’outre-mer) et une France « métropolitaine », on comprend donc également que les tendances déjà observées en son temps par Orwell aient pu en venir à revêtir, de nos jours, une forme presque chimiquement pure.

Pourquoi cette fracture entre deux France est-elle décisive ?

J.-C.M. : Le processus de métropolisation néolibérale des grandes cités historiques (Paris, Lyon, Nantes, Grenoble, Strasbourg, etc.) ne désigne pas seulement le fait que cette quinzaine de pôles urbains monopolise désormais l’essentiel de la richesse capitaliste, de la création d’emplois et de l’offre culturelle. Il s’est également traduit sur le plan sociologique par leur gentrification accélérée, c’est-à-dire par l’expulsion méthodique de la quasi-totalité de leurs classes populaires traditionnelles. Celles-ci ont elles-mêmes cédé la place à une main-d’œuvre majoritairement issue de l’immigration - donc encore moins coûteuse - et socialement contrainte de quitter chaque jour sa banlieue pour venir offrir aux nouveaux bourgeois métropolitains le type de «services à la personne» qu’exige leur mode de vie «progressiste» et fashionista, ce qui explique d'ailleurs, au passage, la tendance spontanée de ces derniers à «raciser» la question sociale. C’est avant tout cette consanguinité sociale de plus en plus marquée, combinée au fait que le monde médiatique et néo-universitaire ne renvoie habituellement à ces nouvelles classes moyennes métropolisées que le reflet idéalisé de leur propre style de vie et de leurs propres valeurs, qui explique leur ignorance sidérante de la vie réelle de ces classes populaires qui vivent majoritairement au-delà des banlieues (dont 33 % dans les zones rurales !), mais aussi leur difficulté à accepter, voire à imaginer, que d’autres manières de vivre ou de penser que les leurs puissent encore être légitimes ; il suffit, par exemple, de songer à l'état de folie furieuse que suscite généralement chez la bourgeoisie métropolitaine « éclairée » le simple refus de considérer a priori tous ceux qui pratiquent encore la chasse rurale ou les jeux taurins comme des « barbares » ou des « sous-hommes » ! Cela ne signifie pas que ces nouvelles classes dominantes/dominées n’aient aucun rôle à jouer dans le combat pour ce qu’Orwell appelait une société « libre, égalitaire et décente », surtout quand il s’agit de leurs fractions les plus « subalternes » et les plus précarisées.

C’est-à-dire ?

J.-C.M. : Cela implique, en revanche, qu’elles cessent d’en confisquer la direction politique et idéologique, comme c’est, hélas, devenu le cas dans presque tous les partis et les associations de la gauche libérale moderne ; on sait bien, par exemple, que celle- ci a d’autant plus de chances, de nos jours, de diriger une grande ville - et donc la nouvelle extrême gauche de jouer un rôle important dans ses universités - que le prix du mètre carré y atteint des sommets ! Quant à l’idée selon laquelle ces nouvelles classes moyennes métropolisées, qui forment à présent la base sociale privilégiée et parfois même unique de la nouvelle gauche, seraient « les plus préoccupées par la question écologique », j’émets des doutes, ces classes métropolisées me faisant invinciblement penser à ces adolescents qui ne parlent que de sauver la planète tout en laissant derrière eux toutes les lumières allumées ! Et d’autant plus quand on constate par ailleurs que la sensibilité écologique de ces classes - c’est en tout cas l’expérience que j’en ai - relève plus souvent d’une stratégie de développement personnel que d’une véritable critique politique de la modernité marchande.

Pour lever cet apparent paradoxe, il suffit donc, en somme, de distinguer une fois pour toutes l’écologie de Nicolas Hulot, de Marine Tondelier, de Greta Thunberg et des grands organismes internationaux de celle d’un Bernard Charbonneau, d’un Jacques Ellul, d’un Pierre Fournier ou, d’une façon générale, de tous ceux qui refusent de se prosterner devant la divine croissance. La première, qui a donc logiquement la faveur des médias, est parfaitement soluble dans le capitalisme moderne, pour peu qu’on sache en verdir la dynamique de base (elle peut même, à ce titre, être célébrée au forum de Davos ou applaudie lors d’une Nuit des César). La seconde, au contraire, est totalement incompatible avec cette fuite en avant insensée qui pousse sans cesse le capitalisme à « déconstruire » la nature et l’humanité.

Publicité
Publicité
Commentaires
Vie de La Brochure
Publicité
Archives
Newsletter
Derniers commentaires
Visiteurs
Depuis la création 1 024 309
Publicité