Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Vie de La Brochure
7 mars 2022

Le philosophe Michaël Foessel sur Marianne

 

quartier rouge

Ce livre de Michaël Foessel a donné lieu à un battage médiatique considérable. Peut-être parce que nous sommes en campagne électorale et qu'il resterait à une gauche en perdition à s'interroger sur la question du plaisir ? Je rerepnds l'entretien avec Natacha Polony avant de mettre sur le blog une réflexion personnelle sur la question qui date de 1984 ! J-P Damaggio

17 au 23 février 2022 / Marianne

Marianne : Votre livre propose des réflexions sur la nature même du plaisir, les rapports entre plaisir et austérité. Cela m’a évoqué immédiatement les « Quelques réflexions sur le crapaud ordinaire », un article où George Orwell explique que le problème de la gauche, des socialistes au sens large, c’est qu’ils n’ont pas compris qu’il y avait une nécessité de laisser la part à des plaisirs simples comme s’émouvoir de l’arrivée du printemps. Ce n’est pas un hasard si Orwell, qui est un peu à part dans l’histoire de la gauche, a essayé de penser cela. Pourquoi cette pensée est-elle marginale ?

Michaël Foessel : Cette question n’est pas nouvelle. Il y a toujours eu dans la gauche radicale une espèce de tendance selon laquelle tout ce qui ne va pas dans le sens de la révolution est au considéré au minimum comme conservateur, au pis réactionnaire. J’ai remarqué 

Polony Foessel

que dès le XVIIIe siècle, en France, deux tendances s’affrontent à gauche : Rousseau versus Voltaire. La gauche qui était radicale et austère et celle qui était plutôt libérale-libertaire. Pour Voltaire, Rousseau nous ramène à la caverne, la forêt, alors que, selon lui, il faut épouser ce qui, dans le capitalisme, est un progrès. Sans même entrer dans la querelle du luxe, il y a des allégresses, des joies qui ne sont pas des trahisons de la cause. Et cela se retrouvera d'un point de vue politique et historique, dans la querelle entre Danton et Robespierre.

 Oui, avec cette anecdote apocryphe, Robespierre disant à Danton : « Alors, Danton, on conspire ? » Et Danton répondant: « Non, je jouis. Quand on jouit, on ne conspire pas. »

Je ne sais pas si l’anecdote est vraie, mais beaucoup de témoignages démontrent qu’une des choses qui les séparaient, c’était les mœurs. Robespierre était un ascète et avait une conception de la fête, celle de l’Etre suprême, qui n’était pas forcément bon signe pour l’avenir. Il y a cette idée qui consiste à penser que le plaisir est suspect parce qu’il n’invente rien, qu’il ne rompt pas avec le présent mais collabore avec lui. Avec le temps, le plaisir a fini par s’identifier à la consommation, et le consumérisme capitaliste par se confondre avec la jouissance considérée comme individualiste. Voilà pourquoi l’hédonisme est une position qui apparaît maintenant comme suspecte. Ensuite, il y a eu le poids de l’écologie. Voilà ce qui explique cette défiance à l’égard de tout ce qui, dans nos corps et dans nos expériences concrètes, trahirait cette contamination par le système. Car, au fond, la jouissance, c’est forcément ou celle du capitalisme, ou celle du phallocrate, ou celle du dominant. C’est toujours sur le dos des autres que l’on jouit, a priori plutôt au détriment des dominés. Ma proposition est de dire : si on abandonne toute espèce de plaisir, ça sera un aveu d’échec, parce qu’il faut tout de même imaginer, même si on est radical, des allégresses dans cette société idéale, à moins quelle ne soit fondée sur le partage de la misère, ce qui n’est pas défendable. D’autre part, je crois que ce n’est pas réaliste, car cela suppose de prêter à l’adversaire - le despotisme, la monarchie, le capitalisme ou le capitalisme technologisé - une puissance telle que le corps de celui qui revendique de jouir serait totalement et définitivement contaminé par la logique du calcul, de l'intérêt, voire du plaisir réactionnaire.

 Vous montrez très bien qu’il y a quelque chose qui modifie le cœur même du débat: la question écologique, avec la nouvelle imminence de la catastrophe. Auparavant existait l’idée qu’il était possible de prendre du plaisir gratuitement, sans nuire à autrui. Dans ce cas, on s’extrayait de la lutte contre les injustices, mais au moins on ne prenait rien à personne. Or, aujourd’hui, ce qui est en train de dominer le discours d’une partie de la gauche, c’est que, de toute façon, la plupart de nos plaisirs se font, si ce n’est au détriment d’autrui, au moins au détriment de la nature. En outre, la catastrophe étant imminente, il faudrait absolument se réformer de l’intérieur. Tout cela entre dans le domaine du religieux...

 Cela fait plusieurs livres que je m’élève non pas contre l’écologie, mais contre sa dimension catastrophiste. Pour les deux raisons que vous avez évoquées : d’une part, elle contribue à considérer que la moindre consommation constitue déjà une prédation ; d’autre part, elle porte des éléments religieux sous-jacents. Il y a une reconfiguration de l’ensemble du discours politique. La gauche devrait méditer sur le fait qu’elle a parfois un discours similaire à celui auquel elle est censée s’opposer, qui s’articule autour du thème de l’urgence, de la catastrophe et de son imminence. Elle peut prendre le sens de la catastrophe écologique - qui, elle, existe - ou du « grand remplacement » - qui n’existe pas -, parce que l’idéal anticatastrophiste, c’est l’idéal sécuritaire. Certes, la formule «jouir sans entraves» a été en partie un cheval de Troie du néolibéralisme, mais elle a aussi été de gauche. Il faut rappeler que les entraves existaient, quelles fussent institutionnelles, étatiques ou religieuses. Elles se sont pour une bonne partie d’entre elles affaiblies, et c’est là qu’on a commencé à considérer que c’était le mot d’ordre des hédonistes libéraux-libertaires. Le « jouir sans entraves » a pris une deuxième rafale lorsqu’on a commencé à dire que les entraves sont données dans la nature. Ce qui est vrai. Mais pas de manière égale pour chacun. La catastrophe n’est pas la même pour tout le monde dans le sens où tout le monde n’en est pas responsable, et tout le monde ne la vit pas de la même manière. Il sera difficile d’expliquer aux gens qui n’ont jamais été invités à la fête que la fête est finie. C’est ce qui est arrivé avec les « gilets jaunes ». Je ne vois pas au nom de quoi on imposerait l’austérité à des gens qui ont déjà des plaisirs maigres. Il y a cette identification de la gauche à la culpabilisation. C’est en partie pour cela qu’elle s’effondre électoralement.

 Comment, aujourd’hui, peut-on penser cette articulation entre émancipation individuelle et émancipation collective?

Cette question est la question des questions pour la gauche politique en général. J’ai un avis, mais je ne prétends pas avoir la réponse. Déjà, il faut valoriser, dans le plaisir, ce qui est fondamentalement collectif, c’est-à-dire le plaisir qui s’augmente quand il est partagé, quand il n’est pas privatisé. Cela implique de lutter contre tout ce qui relève de la terreur individuelle. Si la gauche intellectuelle et militante a partiellement échoué, elle a néanmoins été une puissance de contestation, en pointant que ce n’est pas au niveau de l’individu ou de petits groupes sectaires que se fera le salut. Quand je fais des conférences dans les entreprises, généralement à un public de cadres, je me rends compte que, bien qu’ils soient des gagnants du système, cette exigence du calcul, de la maîtrise de soi, les rend malheureux et bousille leur travail. Il y aurait donc peut-être une carte à jouer. Le burn-out est la conséquence du contrôle de soi. C’est inévitable, la vigilance permanente rend malade et dépressif. Il faudrait donc partir du fait que cela rend tout le monde malheureux. Ce qui ressort dans cette campagne présidentielle, pour moi, c’est la difficulté de trouver un thème qui puisse parler à tout le monde. Là, on sort d’une période qui a créé un sens commun. Nous avons vécu des expériences de peur, de vigilance et d’angoisse. Il y a de quoi montrer que le système ne tient aucune de ses promesses et que ceux qui l’attaquent en désignant des ennemis - les « Arabes », les musulmans - ont tort de faire cela. Les jours heureux, ce n’est pas seulement un imaginaire utopique, c’est quelque chose qui parle. Le système néolibéral est devenu aussi bureaucratique que l’URSS, les camps en moins. Les gens se plaignent que le management et la bureaucratisation les empêchent de travailler. C’est ce que la gauche devrait pointer.

 Saint-Just a affirmé: « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Les idéologies du XXe siècle ont interdit de penser un bonheur collectif. Est-ce que la question qui devrait être celle de la gauche aujourd’hui n’est pas de réussir à réparer cela, d’être capable à nouveau de penser un bonheur collectif qui ne conduise pas directement au totalitarisme?

Tout à fait. Je viens de la tradition antitotalitaire de Lefort et Castoriadis, qui a été un peu oubliée. La conception du bonheur de Saint-Just était au fond déjà un peu décalquée d’une certaine religiosité. Il voulait rendre le peuple heureux malgré lui et parfois contre lui. On sait très bien que, désormais, on ne peut pas refaire du Saint-Just. La gauche doit réussir à défendre le plaisir et l’égalité, mais pas au prix de la liberté. En revanche, nous devons créer une théorie démocratique du bonheur. Nous avons déjà les moyens de dénoncer la fausse promesse de bonheur du capitalisme débridé, du néolibéralisme. Malheureusement, aujourd’hui, c’est l’extrême droite qui prospère sur cette critique, en utilisant le ressentiment. Derrière Zemmour, il y a une pulsion d’ordre. ■

PROPOS RECUEILUS PAR Natacha Polony

Publicité
Publicité
Commentaires
Vie de La Brochure
Publicité
Archives
Newsletter
Derniers commentaires
Visiteurs
Depuis la création 1 024 123
Publicité