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Vie de La Brochure
28 mai 2022

Kamel Daoud face à La Joconde

Le Musée du Louvre est à l’honneur (ou au déshonneur) alors je reprends cette chronique de Kamel Daoud sur Le Point. Précisons que Le Point est un journal de droite mais ceci étant la chronique est-elle de droite ? J-P Damaggio

 Le Point, avril 2022

 SI vous voulez saisir ce qu'est la solitude, allez au Musée du Louvre. Vous y verrez deux choses essentielles pour la définir; la foule et LA Joconde. Car je n’ai jamais va un visage aussi solitaire aussi hiératique, toujours au-dessus je la mêlée mais étrangement esseulée, que celui de la Joconde. Elle est bousculée comme si elle devait signer des autographes, harcelée de flashs et de touristes japonais (ou autres) entourée de regards avides comme une femme nue, attendue à la moindre parole qui pourtant ne viendra jamais faire aboutir son sourire. Et c’est quand on se mêle malgré soi à la bousculade (impossible avant le Covid de s'en approcher à moins de 10 mètres) qu'on comprend le sens dernier sourire S’il fut qualifié d’énigme et perçu comme un effet vaporeux inimitable c’est parce qu'on ne distinguait pas encore ce que contemple désormais la dame : le touriste, le flash, le selfie, cet art de tourner le dos au monde. En retrait, presque chaste malgré sa sensualité, décente alors qu’exposée. Mona Lisa ne se moque pas (ou presque) se réserve pour d'autres courtoisies que celle de notre époque offre son miroir lent, à nos agitations. « Quelle époque ! » dit-elle, où la contemplation est -désormais le propre du deuil. Des milliards de téléphonés qui fouillent l’œuvre majeure puis se rétractent, scrollent refluent et se ferment. Noyée sous les captures, cette femme en devient admirable d’empathie pour la grande maladie de la brièveté qui nous touche, cette corruption de notre désir d'éternité. Il existe même des applications pour transformer son propre portrait en toile selon le maître que l’on choisit, et surtout on peut disposer d'un même outil pour transformer la toile. La Joconde en photographie humaine. Ce fut à un moment une mode sur les réseaux sociaux.

Dans l musée la dame résiste. Calme dans l’oeil de la lapidation par les appareils, comme une Afghane déshabillée à Kandahar, mais là piétinée par l’adoration. Presque idiote dans son courage, suffisamment pleine de sa chair pour ne pas être emportée, elle oppose une nuance à tout un siècle de téléphones intelligents, femme seule tenant tête au plus mauvais du goût, le plus coûteux sachant le prix d'un téléphone intelligent. Je pouvais rester là dans la sueur que provoquent en moi les endroits clos inondés de foules sans tête et fixer cette femme qui fait digue contre une invasion inconcevable. Imagine-t-on le chaos si les centaines de touristes qui jouent des coudes devant elle brisaient la frontière et basculaient dans l’arrière-plan de ce siècle ancien ? Des monstres d’anachronismes, munis de billets, de coupe files et de Smartphones au cœur de ce début du XVI siècle ? Que serait alors l’histoire de La Renaissance sinon un déliant ? Remercions donc cette dame secrètement mutine dans son imperturbabilité, elle tient tête à l’innommable, assure l’ordre et la chronologie, balise le passage entre le maître et la décadence. Autrefois, encore barbare je m’amusais de ce qu'on prêtait à cette toile comme magie, aujourd'hui j’en déchiffre l'inestimable valeur ; c'est notre première barrière contre le mauvais goût et dans le mouvement si délicat qui protège le ventre, dans cet accoudement à moitié consenti, se cache l’intraitable gardienne d’une histoire universelle. Et sa solitude ? Qu’y pouvons-nous ? C’est le propre des gardiens. J'imagine comment cette dame scrute en nous le visage de notre siècle composé des triples yeux de nos téléphones. Avec elle, on saisit la solitude des monuments. Ici, c’est une toile, là c’est une pierre, mais il s'agit toujours de la même veille. À la fin j’ai cherché la sortie, le cœur lourd coupable de lâcheté. Que pouvais y faire sauf avertir de cette séquestration ? Il devrait exister une loi pour libérer les chefs-d’œuvre.

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