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Vie de La Brochure
15 juillet 2023

L’olympe des infortunes de Yasmina Khadra

yasmina

Encore un roman mis au théâtre. Ils sont deux sur scène dans le petit Théâtre des Amants. Le jeune Junior et le vieil Ach. Ils sont des clodos. Pourquoi ? On l’apprendra au cours du spectacle. Toujours est-il la ville est leur ennemi.

L'Olympe des infortunes est un terrain vague à la périphérie d'une ville, coincé entre une décharge et la mer. Les laissés-pour-compte se font appeler les Horr. Ils vivent en marge de la société de consommation qu'ils considèrent comme mauvaise. Ils ont décidé de rejeter la ville, ses valeurs matérielles, le travail, la famille et surtout l'argent qui représente pour eux le mal suprême. Tout ce petit monde se côtoie par affinités, certains protégeant les autres.

Ach le Borgne est surnommé "le musicien", parce qu'il joue de la guitare, et son protégé Junior le Simplet. Il y a le Pacha, véritable chef du lieu, autour de qui gravite toute une cour de personnages aussi

olympe khadra

obscurs qu'inquiétants et qui pour la plupart sont des soûlards... Tout ce monde vit quasiment en autarcie, plus copains qu'amis, trouvant de quoi se vêtir et de quoi se nourrir dans les déchets de la décharge, entre une dispute et une réconciliation, un départ et un retour, un décès et un heureux événement...

L’histoire est somme toute classique et on s’étonne un peu de voir Yasmina Khadra le reprendre. Junior joue parfaitement son rôle de simplet. Ach en rajoute un peu et force sa voix dans un théâtre de 40 places. Action indispensable pour faire comprendre sa colère ? Pour se mettre dans l’ambiance le début du dialogue. J-P Damaggio

Photos : l'affiche, photos de promotion, le salut final (photo de moi-même)

 Début du roman

— Regarde pas !

khadra

Junior sursaute en pivotant sur ses talons.

Ach le Borgne se tient derrière lui, debout sur un amas de détritus, les poings sur les hanches, outré. Sa grosse barbe s’effrange dans le souffle de la brise.

Junior baisse la tête à la manière d’un galopin pris en faute. D’un doigt désemparé, il se gratte le sommet du crâne.

— J’sais pas comment j’ai échoué par ici.

— Ah ! oui…

— C’est la vérité, Ach. J’étais en train de me faire du souci en marchant et j’sais pas comment j’ai échoué par ici.

— Menteur ! frémit Ach de la tête aux pieds. Tu n’es qu’un fieffé menteur, Junior. Tu mettrais ta langue dans de l’eau bénite qu’elle sentirait le caniveau.

— Je t’assure…

— T’as rien à dire. Quand on est fait comme un rat, on n’essaye pas de se débiner. C’est une question de dignité.

Lorsque Ach est hors de lui, la taie sur son oeil abîmé semble se confondre totalement avec le blanc qui la cerne, faisant surgir davantage son oeil sain.

— Avoue que tu peux pas te lasser de mater les automobiles.

— C’est pas vrai, gémit Junior. Je te dis que j’avais la tête dans les soucis.

— À d’autres. Je te connais mieux que ma poche… Qu’est-ce que tu leur trouves d’intéressant à ces tacots forcenés qui courent dans tous les sens ? À force de tourner la tête à droite et à gauche, tu vas te forcer les os du cou et, après, faudra te mettre des cales de chaque côté de la figure pour que tu puisses regarder droit devant toi.

— J’suis pas une girouette, marmonne Junior.

— Qu’est-ce que tu gneugneutes ?

— Rien…

— Si, t’as dit quelque chose.

Junior juge prudent de ne pas insister. C’est un petit bonhomme asséché, avec une trogne de Pierrot crayeuse que des poils follets grignotent sur le bout du menton, et des épaules si étroites que les bras disparaissent presque contre les flancs. Ses yeux brouillés ont du mal à refléter ce qu’il a derrière la tête et semblent effleurer le monde sans vraiment s’attarder dessus. Il doit avoir moins d’une trentaine d’années, malgré un corps d’adolescent et une cervelle d’oiseau.

Il descend du vieil appontement en exagérant les précautions qu’il doit déployer pour ne pas se casser la figure, histoire d’attendrir le Borgne puis, une fois sur la terre ferme, et afin d’éviter le regard furibond qui s’apprête à le dévorer cru, il feint de rajuster les boutons intercalés de sa chemise.

Ach enfonce fortement ses poings dans le creux de ses hanches. Il est excédé, en même temps il ne peut s’empêcher d’être indulgent. Quand bien même il essaye d’afficher une attitude désapprobatrice, la mine contrite de Junior le touche au plus profond de son être, et la fermeté qu’il souhaitait imposer se met aussitôt à s’effilocher.

Après un soupir, il dit en écartant les bras :

— Combien de fois je dois te répéter que cet endroit est maudit ?

— Puisque je te dis que j’ai pas fait exprès…

— Je suis pas obligé de te croire sur parole… Méfie-toi, Junior. Te laisse pas aller à ce petit jeu. On te préviendra jamais assez. Au début, on croit se divertir puis, un soir, on se surprend à suivre les tacots jusqu’en ville et, le temps de se ressaisir, c’est trop tard… Est-ce que tu aimerais finir ta vie en ville, Junior ?

Junior secoue énergiquement la tête, les sourcils aussi pesants que les lèvres.

Ach insiste, le bras tendu avec dédain vers la ville :

— Est-ce que tu aimerais finir ta vie là-bas ?

— Jamais je n’irai dans une ville, répond Junior en continuant de faire non de la tête. J’suis pas fou.

— Alors, reviens par ici, idiot.

Junior se met au garde-à-vous et revient.

— Surtout, ne te retourne pas, lui recommande Ach en agitant le doigt. Le bon Dieu a mis en garde Loth : « J’vais foutre en l’air Sodome. Prends ta smala et taille-toi illico presto. Lorsque tu m’entendras bousiller la baraque, te retourne surtout pas. » Loth a rassemblé sa tribu et lui a expressément intimé de pas se retourner quand elle entendra le bon Dieu foutre en l’air Sodome. Mais la femme à Loth, elle, elle s’est retournée… Et tu sais ce qu’il lui est arrivé, à Mme Loth ?

— Tu m’as déjà raconté.

— Tu as peut-être pas retenu la prophétie.

— J’ai pas oublié.

— Dis voir ce qu’il lui est arrivé, à Mme Loth ?

Junior se met à se triturer les doigts. Ses épaules s’affaissent. Il dit d’une petite voix :

— Elle s’est transformée en statue de sel.

— Est-ce que tu aimerais devenir une statue, Junior ?

— Ce serait pas dynamique.

— Alors, ramène ta carcasse par ici et fais attention à ne pas regarder derrière toi. La ville, Junior, c’est un sortilège. Quand on lui claque la porte au nez, c’est pour de bon.

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