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Vie de La Brochure
25 septembre 2023

Fanny Clar, le cantonnier et Dumercq

chalenge dumercq

Je cherchais depuis longtemps un photo d'André Dumercq l'homme sans qui la grande grève de Castelsarrasin de mai-juillet 1914 n'aurait pas été la même et enfin j'en trouve une en dehors du syndicalisme mais liée au syndicalisme et juste à côté ce texte de Fanny Clar (les femmes étaient si rarement à l'honneur dans le monde syndical). Je ne sais où je l'ai croisée mais ce nom me dit quelque chose. Et ce texte est magnifique. En référence à la chanson populaire sur la route de Louviers.

J-P Damaggio

 Le Peule 13 juin 1926

CHRONIQUE D'UNE VILLAGEOISE

Sur la route de...

Jusqu'à ce jour, j'avais considéré la complainte du pauvre cantonnier comme une aimable scie. Tout au plus me paraissait-elle susceptible d'abréger une promenade trop ensoleillée, voire de scander l'allure d'une troupe en marche vers les étapes glorieuses des grandes manœuvres. Je viens d'apercevoir que ces couplets narquois méritent un sort plus honorable. Bien volontiers, je leur accorderais une place de choix parmi notre folklore. L'ironie de leur attendrissement contient en germe l'âpre amertume de plus sérieuses revendications.

L'action se passe sur la route de Louviers, puisqu'il faut une rime à cantonnier. Mais sur tous les chemins du monde est un cantonnier cassant des cailloux pour le passage des roues.

De même, le beau monsieur, la belle dame hantent toujours et plus que jamais la route, qu'elle soit de Louviers ou d'ailleurs. Seulement, en raison de la vitesse acquise par l'auto des temps modernes, je présume que ni l'un ni l'autre n'ont à présent, le loisir de s'arrêter pour plaindre le cantonnier.

Qui pourtant fait encore un fichu métier.

Et pour pas cher.

Sans doute seraient-ils fort surpris, le beau monsieur et la belle dame, s'ils connaissaient le salaire octroyé à ce fichu métier. Ceci leur expliquerait, s'ils voulaient bien s'en inquiéter, pourquoi le cantonnier de notre village est si vieux. Pour si mal payé que l'artisan soit aux champs, il n'est plus de jeunesse daignant accepter, au taux de la vie actuelle, de casser toute l'année des tas de cailloux pour un salaire de moins de douze francs par journée.

Certes, notre facteur, qui accomplit une tournée exténuante, notre garde champêtre, tous nos fonctionnaires ruraux n'ont point sort très enviable. Mais notre cantonnier peut symboliser la peine de vivre au village. Cette malheureuse condition met de rudes embûches à ce retour à la terre si prôné de quelques théoriciens, aussi pavés que l'enfer d'excellentes intentions.

Entrevue par l'automobiliste, notre route est un passage vertigineux d'un point à un autre, ce qui ne veut pas dire que ce soit, forcément, une ligne droite. Envisagée par le motocycliste, la route devient un champ d'expériences à faire un bruit horrible et émettre des odeurs moins que suaves. Avec le cycliste commence la lignée des martyrs. La route reste bien également pour ce dernier un moyen de parvenir en quelque lieu. Néanmoins, à louvoyer entre des monstres vrombissants, il en arrive à la considérer comme hostile à l'accomplissement de ses destins.

Pour le piéton, la route est franchement une ennemie. Les ornières lui sont refuges précaires quelquefois les talus. Quant au milieu, à peu près plane, il en est à jamais dépossédé. Seul, le sentier plus ou moins rempli d'ivresse, le chemin de terre défoncé lui demeurent permis.

Mais tous ces possesseurs momentanés de la route doivent de la gratitude à notre vieux cantonnier.

Avec des outils divers, toujours lourds à ses mains lasses, il se trouve lié au sol, courbé vers lui. S'il se redresse, on l'accuse de voler la commune. La température n'existe pas à son égard. Gel, averse ou soleil glissent sur ses épaules que la route à voûtées.

Un jeune maçon lui dit un jour : — Il faut que tu aimes vraiment la commune, pour travailler à ce prix là.

Je ne crois pas qu'il y ait une passion indéracinable entre la commune et notre cantonnier. Bien plutôt je pense qu'à son âge il accepte une tâche que refuserait le plus mal rémunéré de nos artisans. Lorsqu'il ira dormir dans le calme cimetière bordant cette route qu'il aura raclée, empierrée, nettoyée, entretenue, je ne sais trop s'il se trouvera quelqu'un pour reprendre la pelle, la pioche, la dame-jeanne municipales.

Si je lui parle de son travail, il me répond tout uniment que la terre est un peu basse. Je doute qu'il oserait rétorquer au beau monsieur, à la belle dame, que s'il «étiont» comme eux, il ne «casseriont» point de cailloux. Notre vieux cantonnier ira brouettant, cailloutant, besognant tant qu'il ne trébuchera pas sur une pierre sans pouvoir se relever.

On excite des colères sérieuses à déterminer les cloisons des classes sociales. Selon certains, l'humanité est un bloc, ne se divisant qu'en bonnes et mauvaises gens. Cela peut se soutenir. Il y a pourtant ceux qui se lèvent dans le froid noir des aubes d'hiver, tandis que des citoyens mitonnent au creux de leur lit tiède. Il y a les voyageurs consentant à s'empiler dans les troisièmes, alors que les premières circulent désespérément à vide. Il y a notre vieux cantonnier qui sue ou gèle, selon la saison, sur les cailloux que les usagers de la route enfoncent ou font jaillir à s'y promener.

Il y a... mais ici surgissent d'autres questions. J'y découvre les fonctionnaires ruraux groupés en Fédération affirmant que le pain est aussi cher aux champs qu'à la ville. Partant de là, ils se déclarent, avec raison, frustrés des gains raisonnables exigés par leurs collègues de Paris et autres agglomérations importantes.

C'est un début. Mais j'ai grande crainte que le cantonnier des campagnes ignore souvent ce commencement. Car il est des mots qui le dépassent encore. Si l'on ne se tient pas toujours les coudes ainsi qu'il se devrait dans la vaste cité, on reste bien timide, à la campagne, devant l'effort de s'unir et de résister.

Sur notre route que les lourds camions mettent à si grand mal, il est tout seul, notre vieux cantonnier. Et jusqu'à son dernier souffle, resigné et bien fatigué, il trouvera qu'après tout, ce n'est pas un si fichu métier.

Fanny CLAR.

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