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Vie de La Brochure
19 avril 2020

Paul Nizan et l'église

Dans le même numéro de Commune où il y a le texte d'Aragon sur Drieu La Rochelle on trouve celui de Nizan. J-P Damaggio

Commune janvier 1933

L'ÉGLISE DANS LA VILLE

 L'Eglise est du parti des terriens, des négociants, et des propriétaires. Elle est grasse, amplement nourrie de leurs aumônes. Ils savent tous, comme s'ils avaient eu des journalistes, des professeurs américains pour maîtres que la religion paye.

Le pouvoir de l'Eglise est concentré, conduit par un appareil qui n'a pas moins de vigueur que l'appareil de l'Etat : dans une petite ville voisine réside l'Evêque, avec un état-major de cinq vicaires généraux, un Secrétaire général, un sous-secrétaire, cinq chanoines.

Dans la ville de B. habitent le directeur et le sous-directeur des Œuvres. Des laïques fuyants comme des rats, des belettes, de petits animaux sombres, visqueux d'avoir traversé des fosses, des égouts, de ces hommes qui passent le long des murs dans le petit matin vide des communions, dans le brouillard des soirées d'adoration du Très Saint Sacrement, des femmes desséchées et cruelles comme des couteaux, des femmes mondaines et molles sont les lieutenants de ces chefs.

Une armature d'œuvres diffuse, soutient, entretient la gloire révoltante de l'Eglise catholique assise dans ses paroisses. Elle encadre les hommes faits, elle embrigade au service du Dieu qui créa les négociants en gros et les agrariens de la plaine, les garçons, les fillettes et les petits enfants des Ecoles. « Vous capturerez les enfants pour l'amour du Capital», dit Jésus, dans son année mil neuf cent trente-deux, «vous ne les laisserez pas seulement venir vers moi, vous n'attendrez pas qu'il soit trop tard, — car il est temps, en vérité -, vous les séduirez par la crainte de Mon Père et les attraits des jeux, vous achèterez les pères avec des recommandations et des promesses, vous irez au fond des maisons pendant le travail des hommes dans les usines et les chantiers et vous persuaderez leurs femmes. » Ils vont, ils achètent, ils séduisent et ils n'attendent pas qu'il soit trop tard, et ils capturent les enfants pour l'amour de Dieu.

Le Bureau Diocésain des Œuvres préside à la Société d'Education Populaire, que dirige un vicaire de Notre-Dame, à l'Espérance, société de gymnastique, d'athlétisme et de sports, que dirige un employé de banque, au Patronage Saint-Louis de Gonzague, au Patronage Sainte-Marthe ; et il y a encore le Cercle des Jeunes Gens, le Rayon, les Scouts de France, le Rayon de Soleil, colonie de vacances, la Fédération de la Jeanne d'Arc, l'Union catholique diocésaine, le Secrétariat social du département ; il y a les écoles, l'institution Saint-Pierre, l'Ecole Saint-Nicolas, le pensionnat Saint-Louis, l'école Saint-Charles, le Sacré-Cœur, le pensionnat Jeanne d'Arc, l'école Notre-Dame, l'école ménagère ambulante.

Cette force ne se cache point. Elle n'est pas souterraine. Les marchands en gros et les clients du bordel se serrent les mains et se disent que les affaires de l'Eglise n'ont jamais mieux marché. L'Eglise se rit des crises mondiales. L'Eglise resplendit sur les ruines. L'Eglise lance ses éclats comme les phares de la nuit marine, l'Eglise célèbre ses grandes heures comme des feux d'artifices insolents En 1931, la Ville a accueilli une Exposition Missionnaire, une vague d'assaut lancée sur les provinces, comme un cirque, par l'Exposition coloniale de Vincennes ; tous les yeux de la Ville ont contemplé la puissance temporelle, la gloire et l'impérialisme de Dieu.

Dans la Salle des Fêtes, les Pavillons des Missions alignent leurs tréteaux forains : des Sacrés-Cœurs couronnés d'épines, de flammes et de glaives brodés par des filles noires et jaunes dressées par les Bonnes-Sœurs, des statistiques orgueilleuses où les conversions d'annamites montent comme des tonnes de charbon, des images de séminaires, de presbytères, d'écoles, des armes hérissées de dents et de crinières, des tissus imprimés sur les hauts plateaux gallas, des fruits, des masques, des objets magiques fabriqués par lès hommes-médecine que Rome envoie pour évangéliser les nations, des cartes aux noms étranges éveillent dans le cœur des citadins sédentaires la fierté d'une religion si vaste, l'élan des grands voyages qu'ils ne feront jamais. Le professeur de première du Lycée suit la ronde des continents et se dit que sa religion n'a pas volé son nom de catholique. Des groupes en cire présentent des missionnaires massacrés à l'indignation des fidèles, et leurs visages baignés d'une doucereuse extase s'élèvent vers les fleurs peintes du plafond. Qui pense aux têtes coupées des Annamites, des Marocains? Des Sœurs blanches roulent à bicyclette sur un fond de savane illuminée par le Sacré-Cœur. Des religieuses au beau visage, des moines plus insinuants que des présidentes d'Œuvres, des moines au regard pliant de marchands décrivent leur grande œuvre et leur grande aventure.

La Ville bouillonne de prêtres, de bonnes sœurs, de dévots, de patronages. Les camionnettes des fermiers amènent du fond des villages de la Plaine et des Etangs les remparts paysans de l'Eglise. Des curés aux souliers de policiers les poussent comme des bandes d'oies.

Le samedi 29 novembre, on compte 1.865 entrées à l'Exposition Missionnaire, le lendemain, plus de 4.500. Ainsi vole le bon grain, dans la lumière aveuglante de la Grenette. Ainsi tombe le bon grain dans des têtes plus molles que la boue.

Les moines parlent du Cameroun, du Cercle Arctique. Le cinéma Eden projette un film sur les missions d'Afrique. Mgr l'Evêque de Libreville parle du Gabon. Les Oblats de Marie se dépensent sans compter. Les Pères de la Congrégation du Saint-Esprit filent comme des gendarmes un jour d'émeute à travers la Ville réveillée, bruissante comme un cadavre sous le bec de tant d'oiseaux noirs.

Le 21 novembre, jour de l'Inauguration, les autorités se sont pressées à la Salle des Fêtes, pour ce Comice des Communions, cette Foire-Exposition des secrets de l'Eucharistie. Quatre évêques, le secrétaire de la Propagation de la Foi, les curés des paroisses ont entraîné à leur suite le maire et ses adjoints, le commandant d'armes et le colonel des tirailleurs, le chef de gare, le président de l'Union Commerciale et Industrielle. On a reconnu le Préfet et son secrétaire général. Tout ce qu'il y a de policiers, de dénonciateurs, de maîtres dans la ville a suivi les indicateurs de Dieu.

Le 30 novembre, la Fédération des Jeunesses Catholiques du département tient son congrès, tous ces jeunes gens qui décrivent leur onanisme dans la cave des confessionnaux, qui parlent comme d'une femme du Patron de la Fédé. 300 délégués des Cercles catholiques écoutent leur président, qui a un nom de vin mousseux. L'abbé sous-directeur des Œuvres paroissiales a la parole. Il dit les avances de la religion, il lit une lettre de P.M. « dans laquelle il exprime sa confiance dans les prières des membres de la Fédé qui l'ont sauvé de la terrible maladie qui a failli l'emporter. »

Il donne des consignes :

« Etre des militants, donner l'exemple, le dimanche, par la bonne tenue à la messe, suivre de temps en temps les retraites fermées et enfin propager la Bonne Presse.»

A la même heure au Cercle catholique siège l'assemblée des chefs de groupe de l'Union catholique diocésaine.

L'Evêque préside cette tenue principale des catholiques, cette assemblée suprême au-dessus des assemblées paroissiales et cantonales. Il y a lieu de se réjouir des progrès de la Foi dans le département, de la promotion du salut; la Ville seule peut aligner au Jugement Dernier 2.450 adhérents, le diocèse qui en avait 5.382 en 1930 en possède 5.773. 391 âmes ont été gagnées à la politique des propriétaires fonciers.

Les deux assemblées vont ensuite à la Messe. Les fillettes en béret blanc de la Fédération Jeanne d'Arc, qu'on appelle les Semeuses, précèdent les Jeunesses, avec leur drapeau tricolore brodé d'un Sacré-Cœur, le drapeau qui a fait le tour du monde derrière les mitrailleuses et les bidons de pétrole, puis les hommes viennent, ce sont les fermiers de la plaine avec des chapeaux noirs, des pardessus à col maigre de velours, boutonnés haut, des faux cols blancs et des cravates minces comme des lacets. Des prêtres au pas de sous-officiers marchent en serre-file et aboient aux mollets des enfants. C'est l'avant-garde des Croyants, leurs brigades permanentes qui défilent devant la foule des trottoirs. L'armée s'engouffre dans la grotte humide de Notre-Dame, vers le buisson ardent du maître-autel, dans les volutes de l'encens, le tonnerre apprivoisé des orgues. Derrière la troupe noire des militants s'élance la foule, aspirée soudain par le vide qu'ils ont creusé sur le parvis.

L'après-midi, au théâtre municipal, cinq évêques et six missionnaires sont assis au bureau. Maître T., avocat à Nancy, parle aux Catholiques alourdis par la nourriture, les poulardes, le vin, comme des Conseillers municipaux, un jour où l'on discute de l'allocation aux chômeurs. Il lance des paroles de combat :

« …notre peuple ! Mais ce que nous devons savoir aussi, c'est que le Pavillon des Missions était la justification de tous les autres. Notre œuvre de colonisation fut grandiose au point de vue matériel, mais elle ne se fit pas sans asservissement, et même du sang coula. En surélevant les horizons de ces nations primitives, nous fermons la porte aux révolutionnaires de Moscou qui trouveraient dans ces colonies matière à propagande facile. Ce sont nos missionnaires qui ont installé l'esprit chrétien et ont empêché la naissance du prolétariat noir. »

Les officiers des tirailleurs pensent à leur sabre, les membres de la Chambre de Commerce qui ont des valeurs coloniales en portefeuille pensent à leur compte en banque. Au-dessus de la scène monte un Christ colonial, casqué comme un légionnaire, dont la main gauche tient un Cœur brûlant comme la tombe du Soldat Inconnu et la main droite un nerf de bœuf. P. NIZAN.

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