Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Vie de La Brochure
30 mai 2020

Pierre Lepape a lu Malerba

Malerba

J'aime bien Pierre Lepape qui a joué un grand rôle au Monde des livres. Il me semble qu'il était lié (ou l'est encore ?) à Michèle Gazier qui, elle, a joué un grand rôle à Télérama et qui, de critique littéraire, (elle a permis la rencontre de la France avec Vazquez Montalban), est devenue romancière, puis éditrice (avec l'épouse de René Char). J'approuve totalement cette présentation.

J-P Damaggio 

Le Monde ( sans date) La Planètre Malerba

MALGRÉ un prix Médicis étranger obtenu en 1970 pour un roman sombre et étrange, Saut de la mort (Grasset), Luigi Malerba demeure bien peu connu en France. On peut même craindre que la mode transalpine qui submerge actuellement la librairie française et qui pousse les éditeurs à publier le meilleur de ce qui s'écrit à Milan, à Naples ou à Turin, mais aussi parfois le pire, ne banalise les livres un peu trop riches du romancier de Parme.

Si Malerba, en effet, n'a rien à envier à ses savants collègues en matière de subtilités dialectiques, de raffinements culturels, de virtuosité dans la construction du récit, la Planète bleue, comme son premier livre, le Serpent cannibale (1967), comme Sa Majesté (1975), frappent d'abord par une qualité moins brillante, mais plus rare : la densité. Chez Malerba, les chemins de la lecture dessinent des arabesques surprenantes et des labyrinthes, des carrefours incertains et des culs-de-sac, mais ces voies sont tracées à travers un maquis épais d'essences multiples.

Dans la Planète bleue il y a, par exemple, toute une végétation qui appartient à l'ordre du roman policier. Une femme assassinée, des tueurs qui hantent les abords des villes de Porto Santo Stefano et un certain Demitrio, auquel le narrateur a loué sa maison d'été et qui a disparu ne laissant derrière lui, pour toute trace, que des cahiers dans lesquels il raconte —réalité ou mégalomanie ou simple jeu pour tromper l'ennui — qu'il est venu ici pour tuer un mystérieux «Professeur».

Une autre variété botanique fait référence à un fantasme historique italien — qui peut se révéler aussi d'une tangible et violente réalité : celui des sociétés secrètes, des loges maçonniques ou de la Mafia, celui des déviations délictueuses de groupements occultes. On songe évidemment à la fameuse loge P2, à Gelli et à ses liens étroits avec tous les pouvoirs — temporels, spirituels et criminels — de la péninsule. La Planète bleue explore jusqu'au malaise ce réseau inextricable des maçonneries de toute nature qui recouvre la réalité jusqu'à n'en faire qu'un immense hiéroglyphe cabalistique.

Une angoissante course de vitesse

Mais Malerba tire bientôt de ces considérations sur la toute-puissance et la connexion des sectes et des Eglises une véritable fable de l'Italie contemporaine, de sa frénésie à construire et à échafauder qui n'a d'égale que l'efficacité de la corruption qui la ronge. Et de cette fable en naît une autre d'une tonalité purement littéraire : celle du pouvoir de l'imagination, seule capable, si elle est guidée d'une main sûre, de s'opposer aux puissances de la destruction et de la déréliction en construisant des contre-feux : des structures narratives plus riches, plus proliférantes, plus productives que tous ces cancers partis à l'assaut du corps social et des cellules vivantes qu'il sécrète encore.

Ces anticorps, Malerba fait plus qu'en souhaiter l'invention : il les crée devant nous. Commencée comme une énigme policière presque classique, la Planète bleue paraît ensuite progresser par des emboîtements de digressions ; mais, en même temps, le récit, dans son apparent désordre, nous raconte une course de vitesse angoissante : celle qu'engage le narrateur contre le non-sens, la perte d'identité, la folie. Une course que redouble celle de l'écrivain lui-même qui se charge, par des embardées de son roman, par les surprises qu'il ménage, par les jeux intellectuels qu'il invente, par l'ironie qu'il manie, par la violence et la stridence de certains tableaux qu'il brosse, de déranger son lecteur, de le déséquilibrer.

Le grand nettoyage

Malerba pratique, en artiste, l'hygiène de l'esprit, mais comme c'est un romancier et pas un philosophe, il compte moins, pour ce grand nettoyage, sur la netteté, toujours suspecte, des raisonnements que sur la complexité et l'abondance des floraisons verbales, sur l'impact des émotions, sur le frôlement des angoisses et des vertiges, sur la vertu du rire.

Et puisqu'il fait tout pour essayer de nous délivrer de la langue de bois des illusionnistes, il est utile qu'il nous rappelle que, dans la langue de bois, c'est moins la langue qui est dangereuse que le bois dont elle est faite : cette trop évidente réalité, bien trop réelle pour être vraie et qui n'est qu'un vaste décor sur lequel des générations de menteurs ont peint les signes de nos égarements et de nos mystifications.

Un peu de fiction éloigne dangereusement de la vérité, beaucoup de fiction y ramène : tel paraît être le projet métaphysique, moral et politique qui sous-tend l'imagination esthétique de Malerba. Cette profusion fictionnelle — il y a dans son livre de quoi faire quarante romans pour nos écrivains maigres — s'accompagne chez lui d'une variété de styles qui tournerait à l'exercice si chacune de ces variations ne se trouvait pas, à chaque fois, rigoureusement justifiée par une ruse équivalente employée par l'ennemi, par les fous qui font le monde.

Entre leur délire et celui de Malerba, entre leur paranoïa et la sienne, il semble pourtant que le choix se révèle facile à faire : sur la planète de Malerba, on rit.

PIERRE LEPAPE.

* LA PLANETE BLEUE, de Luigi Malerba, traduit de l'italien par Roger Salomon, Fayard, 380 p., 130 F.

Publicité
Publicité
Commentaires
Vie de La Brochure
Publicité
Archives
Newsletter
Derniers commentaires
Visiteurs
Depuis la création 1 023 769
Publicité