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Vie de La Brochure
2 octobre 2021

Tabucchi - Péreira

Tabucchi 1991

Je reviens à un livre déjà évoqué où Pereira est allé frapper à la porte de Tabucchi pour qu'il lui raconte son histoire. C'est la critique parue sur La Quinzaine Littéraire. Avec cette grande question : il n'est plus possible d'avoir une vision totale du monde. J-P Damaggio

 

Jean-Baptiste Para : ANTONIO TABUCCHI, PEREIRA PRÉTEND

roman trad. de l'italien par Bernard Comment

Christian Bourgois éd., 224 p., 100 F

C’est par un soir de septembre que Tabucchi fut, la première fois, son hôte. Alors, confesse-t-il, « je compris vaguement qu'une âme en train de voyager dans l'air avait besoin le moi pour se raconter, pour décrire un choix, un tourment de vie. »

L'écrivain psychopompe va remplir son office en conduisant son visiteur du royaume les ombres au rivage des vivants. En vingt-cinq chapitres, il va donner asile à Pereira tout comme son personnage accepta jadis d'héberger, au péril de sa vie, le jeune Monteiro Rossi, activiste clandestin engagé dans la lutte contre Salazar et Franco.

Nous sommes à Lisbonne, au cours de l'été 1938. Pereira est journaliste, responsable de la page culturelle d'un quotidien catholique, le Lisboa. A travers un faisceau de signes, voici qu'émerge sa silhouette : il est fils d'un entrepreneur de pompes funèbres, il est veuf et a coutume de converser avec le portrait de sa défunte épouse, il médite assidûment sur la mort. Homme de foi, lecteur de Mauriac et de Bernanos, la résurrection de la chair lui inspire cependant une sourde réticence. Il habite — et l'on conviendra qu'il s'agit là de tout un programme — Rua da Saudade. Son corps est lourd, ses mouvements ralentis par l'embonpoint, il transpire de chaleur et d'ennui dans son bureau du Lisboa que l'été transforme en étuve.

Pereira a soif, il boit beaucoup de citronnades, mais ce Pactole qu'on lui verse n'a certes pas les vertus de l'alcool, tous ces godets de douceur acide ne sauraient lui faire oublier que sa vie «n'est qu'une survie, une fiction de vie». Peut-être Pereira a-t-il soif d'une autre vie, mais il n'ose y prétendre, il s'abstient d'en former le vœu et accepte sans plainte une existence morne et de si peu de relief qu'elle en devient incertaine.

C'est l'Histoire qui va peu à peu ébranler cette routine, aspergeant et bousculant de ses eaux tumultueuses le métronome qui rythme les jours et les nuits de Pereira. L'une des réussites du roman d'Antonio Tabucchi est précisément de nous donner à entendre, à travers des gestes et des mots sans fin réitérés, cette insidieuse et fascinante monotonie du métronome, puis de suggérer comment sa cadence est perturbée par la visitation de l'Ange de l'Histoire, sous les traits du jeune Monteiro Rossi.

« Moi, c'est la vie qui m'intéresse », déclare Monteiro Rossi à un Pereira que préoccupe surtout la mort. Et Pereira, l'homme gris, quand il songe à engager Rossi, l'homme rouge, comme pigiste au Lisboa, lui propose d'écrire des nécrologies anticipées... Mais Rossi n'entend rédiger que des éloges de Lorca et Maïakovski, ou une diatribe contre Marinetti, «soutien farouche du fascisme mussolinien». Si Pereira ne s'en effraie pas, il lui est pourtant impossible de les publier. La censure veille. Dans l'Alentejo, on arrête des paysans et des ouvriers, à Lisbonne même, des actes de vandalisme ont été commis contre une boucherie juive, on célèbre le Jour de la Race, la police envoie rôder ses indicateurs... Sous cet aspect, la tonalité et le climat du roman de Tabbucchi ne sont pas sans évoquer Une Journée particulière, le film d'Ettore Scola. Le personnage de Pereira, très humble et très solitaire gratte-papier, ressemble quant à lui à l'ombre d’un Pessoa sans génie et sans œuvres, réduit à sa quotidienneté.

« Cette ville pue la mort, toute l'Europe pue la mort », dit Pereira. Il n'y a ni colère ni désespoir dans ses propos. Pas de cynisme non plus dont Roger Vailland assurait qu'il n'est que de « l'espoir refroidi ». Il y a en revanche une grande tristesse. Et c'est du fond de cette mensurable tristesse qu'à la fin de l'été 1938, à Lisbonne, Pereira va accomplir les gestes élémentaires et prononcer les mots simples et vrais qui affirment, envers et contre tout, la dignité de l'homme. Pâle quidam, débonnaire et inoffensif anti-héros, Pereira saura, dans sa vie déserte, ne pas choisir la désertion, alors même qu'en ce moment crucial de l'Histoire, toute rigueur éthique se traduit en subversion, politique, passible de mort ou d'exil.

L'Histoire ne peut plus se peindre en fresque se raconter en épopée, semble nous dire Tabucchi. Le XXe siècle est peut-être le dernier crépuscule de l'uomo di virtù des Humanistes, Un homme titubant lui a succédé. Mais cela n'empêche pas le romancier, bien au contraire, d'avoir encore souci de l'homme, d'explorer sa condition et son identité, fussent-elles des blafardes sans feindre d'ignorer son inscription même erratique, dans l'Histoire.

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