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Vie de La Brochure
1 octobre 2021

De Tabucchi à Montalbán ?

Voici que je retrouve de vieux souvenirs avec la chronique de Michèle Gazier sur Télérama. Et si de Tabucchi elle passe à Montalbán, pas de surprise, elle en fut la traductrice. Et puis quel plaisir de trouver une réféence à Vittorini. J-P Damaggio

 Télérama 23 avril 1997

Chronique par Michèle Gazier

Un Porto noir

Apparemment, "La Tête perdue de Damasceno Monteiro" est un thriller ordinaire. Un gitan découvre, dans une pinède, à Porto, le corps sans tête d'un homme vêtu d'un jean et d'un tee-shirt imprimé. A Lisbonne, le directeur d'un journal demande à son reporter, le jeune Firmino, de se rendre sur place pour mener l'enquête. Epris de littérature portugaise, le jeune homme se voyait déjà passer de longues heures en bibliothèque pour travailler sur son sujet favori : l'influence de l'écrivain italien Elio Vittorini sur le roman néoréaliste portugais.

Dépité, il doit se rendre dans la ville du crime. Il y rencontre le gitan découvreur ; une astucieuse aubergiste, madame Rosa ; un mystérieux correspondant qui le met sur la piste du criminel et lui permet d'identifier la victime ; un avocat descendant d'une grande famille dont la culture est aussi infinie que l'obstination ; des flics pourris ; et une ville de province comme il y en a beaucoup en Europe.

Antonio Tabucchi excelle dans l'art de mettre en scène le suspense. Il fait avancer l'enquête à petit pas, brouille les pistes pour tenir son lecteur en haleine. Comme le Manuel Vázquez Montalbán des enquêtes de Pepe Carvalho auquel nous pensons souvent ici, il a une parfaite connaissance et maîtrise du roman noir. Alors on se laisse prendre au piège... On tourne les pages à toute allure, désireux de connaître l'identité de ce corps mutilé et celle du meurtrier. Le jeune Firmino, dont nous suivons les découvertes, est un subtil enquêteur. Il fait monter le tirage de son journal, comme le niveau d'adrénaline de ses lecteurs.

Mais Tabucchi est trop malin, trop écrivain, pour borner son propos à la seule résolution, certes brillante, d'une énigme. Tel le Catalan Montalbán, il s'interroge de livre en livre sur ce que peut être, en cette fin de millénaire, l'art du roman et le devenir des êtres. Il est nourri de littérature, de philosophie, de culture classique, politique et contemporaine ; il sait qu'il n'est désormais plus possible de promener un regard omniscient sur toute chose, comme le faisaient les romanciers français du XIXe siècle.

Seul l'enquêteur — policier, détective ou journaliste — peut infiltrer toutes les couches d'une société. C'est son métier, sa mission. Devant lui, les portes s'entrouvrent. Dans son ombre, le romancier approche alors ce qui jusque-là paraissait insaisissable. Le secret de l'enquête n'est plus qu'un prétexte. Ce n'est pas tant l'identité d'un homme assassiné qui l'intéresse que l'environnement du meurtre : la société portugaise contemporaine et Porto.

Ville endormie à l'extrémité ouest d'une Europe qui ne connaît d'elle que ses fameux vins et son art de cuisiner les tripes, Porto n'est pas ici le cadre fortuit d'une aventure policière sanglante. Elle est comme le Lisbonne des poèmes de Fernando Pessoa, un personnage à part entière.

C'est de son pavé, de son imaginaire, de son passé que naissent des personnages aussi curieux et attachants que dona Rosa, l'aubergiste, ou l'extraordinaire don Fernando, avocat, puits de science, anarchiste et hâbleur, qui se protège en s'entourant de mystère, et d'une énorme couche de graisse. La liberté d'esprit est à ce prix, fait-il comprendre au jeune Firmino, qu'il effraye et fascine.

Dans la ville assaillie par la débauche, la drogue, la corruption ou le mirage américain, la marginalité seule est salvatrice, nous dit Tabucchi.

L'écrivain italien célèbre ici la culture ancestrale des gitans nomades et celle — qui est aussi la sienne — des peuples et des individus qui affrontent l'avenir en n'oubliant pas le passé •

La Tête perdue de Damasceno Monteiro, d'Antonio Tabucchi. Traduit de l'italien par Bernard Comment. Ed. Bourgois. 246 p.. 120 F.

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